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Au pays des deux solitudes qu’est le nôtre, l’ignorance règne trop souvent en roi et maître. Dans le domaine artistique, il y a des noms que nul n’a besoin de présenter chez les uns, mais qui ne disent rien aux autres.
Un tel constat est particulièrement vrai dans les domaines où la langue est un enjeu, en l’occurrence la littérature et le théâtre. Pourtant, cette réalité s’insinue dans tous les arts, même en musique, langage universel de toutes les cultures du monde.
À titre d’exemple, le nom de Phil Nimmons vous dit-il quelque chose ? Au Québec, peu seront en mesure d’identifier cet individu. À Toronto, en revanche, sa ville d’adoption depuis plus de 70 ans, il est reconnu et admiré de tous pour sa contribution inégalée au développement de la communauté musicale, sa réputation rayonnant même dans le reste du pays.
La principale cause de son anonymat chez nous s’explique par ses rares présences sur nos scènes, sa dernière remontant à près de 40 ans, soit au resto-bar Biddles (depuis renommé Maison du Jazz) avec Oliver Jones et le premier tenancier du lieu, le bassiste Charlie Biddles. L’année en cours en est une toute spéciale pour M. Nimmons, car ce clarinettiste, compositeur-arrangeur et pédagogue hors pair marquera ses 100 ans le 3 juin, la sortie de ce numéro devançant de quelques jours son anniversaire,
Pédagogue dévoué
Né à Kamloops en Colombie-Britannique, ce vétéran jazzman a passé sa vie à promouvoir la cause de cette musique au pays, pas seulement à l’avant-scène, mais aussi en coulisse. Pédagogue exemplaire, il a jeté les bases pour les programmes d’études de jazz enchâssés dans tous les établissements scolaires, qu’ils soient de premier cycle (collèges) ou supérieurs (conservatoires, universités).
En 1960, date à laquelle il lance sa première initiative, l’Advanced School of Contemporary Music (ASCM), la réalité était tout autre : l’enseignement du jazz n’existait pas, la seule formation étant acquise la nuit dans les salles de spectacle. Il décide de mettre sur pied son école avec son âme sœur musicale, nul autre qu’Oscar Peterson. Célèbre à cette époque, ce dernier avait investi considérablement dans l’entreprise qui finit par fermer ses portes quatre plus tard, n’arrivant plus dans ses comptes.
Dix ans plus tard, une nouvelle occasion se présente à Nimmons lorsque le conservatoire de Toronto lui offre la direction de ses orchestres de scène, premier pas vers la création d’un département d’études de jazz à l’Université de Toronto. Il en assurera sa direction jusqu’à sa promotion au titre honorifique de professeur émérite en l’an 2000. Loin de se retirer, il continue de diriger les ensembles en plus de donner des cours en improvisation et en composition, poursuivant sa vocation avec le même enthousiasme jusqu’à ce que la pandémie éclate, à l’orée de ses 97 ans !
Jamais deux sans trois, Nimmons rencontre sur un plateau de tournage le directeur de la prestigieuse école d’arts de la scène de Banff en Alberta de l’époque, David Layton. Celui-ci lui tend la perche pour instaurer un cursus jazz qu’il accepte sans hésiter. Une fois de plus, il partage la tâche avec Peterson dans la mise sur pied du programme, prenant alors le relais seul pour les dix années suivantes.
Chef d’orchestre respecté
Vedette internationale, le grand Oscar a donné quelques coups de pouce à son ami en lui permettant d’enregistrer les premiers disques de sa première formation : Nimmons ’n’ Nine. Il acquiesce à la suggestion d’un des musiciens de studio avec qui il travaillait, le saxo Jerry Toth, de réunir des collègues pour le seul plaisir de jouer ensemble et répéter sa musique, sans vraiment vouloir la produire en public. Nous sommes en 1953. Aux neuf musiciens de départ vint s’ajouter un dixième, un saxo baryton, d’où son nom.
Le désir se fait alors sentir de quitter la salle de répétition et de présenter la formation sur scène, parfois dans des salles de spectacle et plus régulièrement dans les studios de télé de la CBC pour lesquels Nimmons compose des trames sonores. En 1956, la formation produit le premier de ses trois disques pour la célèbre étiquette américaine Verve (The Canadian Scene) grâce à l’intervention de Peterson, poulain de l’écurie de la maison de disques du grand imprésario Norman Granz.
Dans les années 1960, le groupe est d’abord mis sous contrat par RCA et se transforme en big band suivant l’ajout de six cuivres. Dès lors, l’orchestre aura pour nom Nimmons ’n’ Nine Plus Six et continuera dans les années 1970 avec une série de microsillons gravés pour Sackville Records, le plus connu étant The Atlantic Suite, album qui définit son esthétique musicale dans son expression la plus raffinée.
Lorsqu’on lui demande ce qui caractérise son écriture, Nimmons ne sait que répondre. Collègues et étudiants s’entendent toutefois à dire que le swing était toujours présent, auquel on pourrait ajouter une espèce de douce intensité, plus proche du jazz cool de la côte ouest que de la musique énergique des big bands new-yorkais. Tel était le cas de sa première formation de dix musiciens parmi lesquels on comptait un accordéoniste, instrument contribuant de manière décisive de la sonorité de l’ensemble dominé par une section d’anches.
Clarinettiste accompli
Le parcours de Phil Nimmons remonte très loin dans le temps, dès son enfance entourée de parents s’adonnant à la musique en amateurs. Jeune, la clarinette l’intéresse et sa découverte de Benny Goodman scelle pour ainsi dire son destin d’instrumentiste. Il apprend en autodidacte, suivant les conseils d’un clarinettiste symphonique assis à ses côtés dans ses premiers engagements professionnels avec l’orchestre radiophonique de la CBC à Vancouver. Il se rend à New York en 1944 pour parfaire sa formation à l’école Juilliard, sur son instrument d’abord pour ensuite apprendre la composition. En 1950, il s’installe à Toronto, année où il rencontre Peterson pour l’entremise du compositeur Harry Freedman, le premier musicien de la métropole qu’il ait connu, dit-il.
Bien qu’il ait séjourné dans la Mecque du jazz à une époque charnière, aux premières heures du be-bop, il n’a pourtant pas trempé dans le milieu ni été tenté de s’y établir. Bien au contraire, il lui était déjà à cette époque bien plus important de bâtir une communauté musicale au Canada, son cheval de bataille au fil des décennies.
Détenteur de plusieurs distinctions, dont l’Ordre du Canada en 1994, Nimmons sera célébré cet été. En effet, le 2 juillet prochain à 17 h, au Festival de jazz de Toronto, huit musiciens sous la direction de son petit-fils, le pianiste Sean Nimmons-Paterson, rendront hommage au doyen du jazz canadien dans un concert en plein air tenu sur le campus de l’Université de Toronto. Pour marquer l’événement, un second disque du groupe sera lancé au spectacle (Generational), trois ans après le premier (To the Nth). Six semaines plus tard, le 20 août à 18 h, le festival de Markham clôturera sa 26e édition avec une reprise du premier concert.
Au crépuscule de ses jours, Phil Nimmons estime avoir tout donné, ne sentant ni le besoin d’écrire une autre note ni de souffler dans son instrument. Au moment où ces mots s’écrivent, début mai, le compte à rebours final vers son anniversaire est amorcé. Souhaitons donc que tous ses proches se rassemblent pour trinquer avec lui en ce trois qui fera certainement son mois, pour ne pas dire sa vie entière !
Information: www.philnimmons.ca
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