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Profitant d’un singulier hasard, la section jazz de ce numéro sera entièrement dévolue à un musicien marquant dans les annales de la note bleue : Max Roach. Et pour cause. En effet, cette figure de proue du jazz moderne, le bebop, aurait célébré, le 10 janvier dernier, son centenaire, à trois semaines du mois de février qui, depuis plusieurs années déjà, met l’accent sur la culture noire.
Quel meilleur hommage pourrait-on rendre à ce batteur, compositeur, pédagogue et porte-parole engagé de son peuple que de le laisser s’exprimer en ses propres mots ? Voici de larges extraits d’une entrevue de plus d’une heure (inédite en français) qu’il m’a accordée dans sa chambre d’hôtel il y a des lustres, un samedi matin 9 décembre 1978 pour être exact.
De concert avec Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Bud Powell et d’autres, Roach a contribué à cette grande révolution du jazz des années 1940 tout en étant sensible aux développements subséquents qui ont jalonné son parcours. Actif sur la scène jusqu’au tournant du millénaire, il a réduit considérablement ses activités en raison de la maladie d’Alzheimer, décédant en 2007. Avant de lui céder la parole, précisons les circonstances entourant cet entretien remarquable.
Bien des années avant de me lancer dans ma carrière de journaliste et critique, je poursuivais des études de premier cycle en anthropologie à l’Université McGill. Dans le cadre d’un cours de méthodes de recherches en dernière année, les étudiants avaient pour devoir de dresser l’histoire d’un sujet dans ses propres mots. Comme le passage en ville de ce grand jazzman était annoncé depuis plusieurs semaines, je ne pouvais que m’exclamer : eurêka, j’ai trouvé !
À cette époque, le haut lieu du jazz à Montréal était le Soleil Levant (pour les uns), Rising Sun (pour les autres), une boîte située au 286, rue Sainte-Catherine Ouest, dans le périmètre de l’actuel Quartier des spectacles. D’une semaine à l’autre, tous les grands noms du jazz américain défilaient en ville avec leurs ensembles dans un local miteux, et ce, du mardi au samedi, trois représentations par soirée, pour un prix d’entrée de pas plus d’une quinzaine de dollars ! Que de magnifiques prestations entendues dans cette salle – la liste des musiciens étant trop nombreuse à énumérer ici, nous nous contenterons de citer celui de Roach et son fabuleux quartette sans piano avec Billy Harper (sax ténor), Cecil Bridgwater (trompette) et Calvin Hill (contrebasse).
Imaginez un jeune de 21 ans, fana de cette musique, sollicitant une rencontre avec un personnage d’une telle renommée ! Bien qu’hésitant à lui adresser ma requête, je prends mon courage à deux mains durant une pause. À mon grand bonheur, il accepte d’emblée et me prie de passer à sa chambre d’hôtel à 11 h. En moins de 48 heures, je cours au service audiovisuel pour me prévaloir d’un appareil, me procurant une cassette de 75 minutes. Pile à l’heure, j’arrive devant sa porte, trépidant en mon for intérieur. De son verbe facile, ce monsieur a rempli les deux faces de la cassette en un rien de temps, si bien que l’on parlerait d’un monologue plutôt qu’un entretien, ma participation étant réduite à quelques questions, sans plus.
Exil vers New York
Je suis né dans le sud des États-Unis dans une contrée noire. Comme bien d’autres familles de couleur, la mienne a émigré vers le nord, s’installant à New York durant la grande dépression des années 1930. Là, j’en avais plein les oreilles avec la musique, reconnaissant en Duke Ellington, Chick Webb et bien d’autres mes premiers modèles. Adolescent, je me suis mis à jouer de la batterie en autodidacte pour ensuite entreprendre des études formelles en percussion à la Manhattan School of Music. Toutefois, dès la première leçon, je me suis rendu compte que la technique classique ne concordait aucunement avec celle du jazz, si bien que je me suis tourné vers le programme de composition pour le reste de mes études.
La rue qui ne dort jamais
Au début des années 1940, la ville vibrait de toutes parts au diapason de la musique. Pourtant, les boîtes présentant chanteurs, danseurs et humoristes se voyaient imposer une taxe de guerre de 20 % sur leurs recettes (seule exception à la règle : la musique instrumentale). Compte tenu de toutes les autres dépenses – loyer, permis d’alcool, cachets, salaires du personnel –, les tenanciers ne pouvaient plus tenir, ce qui a scellé le destin des big bands, contraints à se dissoudre les uns après les autres.
La musique instrumentale a cependant tiré profit de la situation, ouvrant la voie à Charlie Parker, Dizzy Gillespie et Bud Powell. Je m’estime très chanceux d’avoir vécu cette période et participé à cette mouvance du jazz marquée par la présence de si grands virtuoses du jazz moderne et classique aussi, Art Tatum parmi ces derniers.
Pourtant, la diffusion de la musique a été grandement freinée entre 1942 et 1944 par la grève de l’enregistrement déclarée par le syndicat des musiciens, mécontent des redevances accordées par les maisons de disques. Néanmoins, nous avons réussi à enregistrer cette musique moderne, le bebop. Si l’on en avait été empêché, on aurait perdu toute la production de départ de Parker, donc Dieu merci ! Ce n’était pas un grand secret non plus, tout le monde savait qu’il y avait des studios de fortune aménagés dans des fonds de ruelles et on nous laissait faire. Nous recevions un tarif légèrement au-dessus de la norme et à la pièce.
Question d’étiquettes
Pour vous raconter l’origine du terme « bebop », cela a été le résultat d’une certaine mésentente entre un musicien, Dizzy Gillespie, et Leonard Feather, critique de renom de l’époque. En quittant la scène un soir après une représentation assez intense, le critique aborda Dizzy en lui demandant de s’expliquer sur ce que nous venions de faire. Diz a cru comprendre qu’il lui demandait le titre du dernier morceau joué, lequel était Bebop, d’où la naissance de l’étiquette pendue au cou de cette musique, un terme que je n’ai jamais accepté. Pour moi, c’est la musique de Parker, Gillespie, Powell et les autres. Point à la ligne. J’ai toujours méprisé ces désignations fourre-tout de la musique qui placent des musiciens dans des tiroirs, cela nous stigmatise.
Ainsi en est-il aussi du mot « jazz ». C’est une autre façon de dire « nègre », « noir » ou d’autres termes encore moins flatteurs comme « kike » ou « mick ». En vérité, il s’agit d’une musique née en Amérique par le croisement de plusieurs cultures et traditions. Le mot provient d’une cause célèbre, celle de Scottsboro Boys, neuf jeunes Noirs placés accusés d’avoir violé deux Blanches. L’avocat de la défense a découvert une lettre d’une des plaignantes à une de ses amies les innocentant et dans laquelle elle affirmait qu’ils n’étaient pas responsables en écrivant la phrase « they didn’t jazz me ».
1953 : Concert historique
Une société de jazz au Canada à Toronto a convié cinq d’entre nous à participer à un concert que cet organisme voulait présenter au Massey Hall. Sans le bassiste Charles Mingus, choisi pour remplacer Oscar Pettiford, victime d’une fracture au bras, cet événement historique n’aurait jamais été enregistré. Mingus avait réussi à engager un preneur de son qu’il avait dissimulé loin dans le balcon supérieur pour en faire la captation. À part moi, personne n’était au courant.
Bien des racontars ont circulé autour de cet événement, entre autres, la brouille entre Parker et Gillespie colportée par Ross Russell (producteur des enregistrements Dial de Parker qui, par la suite, a publié Bird Lives, une biographie controversée du musicien, NDA). Russell voulait s’imposer sur les artistes à mon avis, les voyant comme sa propriété parce qu’ils étaient sous contrat avec lui. Il entretenait une jalousie à leur égard parce qu’il n’avait rien de leur talent.
Outre cette histoire, il y a celle de Bud Powell, véritable génie du piano qu’on a dû sortir d’un asile où on lui faisait subir des traitements par électrochocs. Son état mental toutefois était le résultat d’un incident déplorable dix ans plus tôt à New York. Les jeunes Noirs étaient frappés d’un interdit de rassemblement en groupes dans la rue et s’il y en avait plus de trois, la police intervenait pour les disperser. Les préjugés raciaux étaient omniprésents, la ségrégation se retrouvait même dans l’armée et cela occasionnait beaucoup de ressentiment chez les Afro-Américains. Bud n’avait que 18 ans, il était un homme fier qui n’avait que faire de cette réalité. Il s’est donc retrouvé dans une telle situation et a subi un matraquage en règle pour s’être opposé à l’un des policiers qui l’avait effleuré. Il été victime d’une fracture au crâne, ce qui déclencha la détérioration de son état mental pour le reste de ses jours. Pourtant, au concert, il a joué magnifiquement, comme un Dieu.
Quintette légendaire
Ma première rencontre avec Clifford Brown remonte aussi au début des années 1950 lors d’un spectacle tenu dans une série de concerts à Philadelphie où j’ai été invité à rejoindre un ensemble sous la direction du saxophoniste Jimmie Heath. Six mois plus tard, je croise Brownie de nouveau chez un disquaire, cette fois en Californie. Il se produisait à la célèbre boîte de Los Angeles, le Lighthouse à Hermosa Beach. L’imprésario de renom Gene Norman m’a incité à former un nouveau groupe, sachant que j’avais dissous le mien sur la côte est. La formation initiale, qui comptait le saxo Sonny Stitt, n’a jamais enregistré, mais nous avons beaucoup répété dans un local aménagé dans le garage des parents d’Eric Dolphy.
Au départ, nous n’avions ni arrière-pensée ni prétention à écrire une page importante dans l’histoire du jazz : nous souhaitions tout juste nous tailler une place dans le continuum musical et avons travaillé fort pour roder le groupe.
Nous étions bien en selle à l’été de 1956 quand une offre d’engagement à Chicago s’est présentée. Clifford jouait en invité à Philadelphie le soir précédant notre ouverture et m’a fait savoir par téléphone qu’il roulerait la nuit et passerait tôt le lendemain matin à Elkhart en Indiana pour conclure une entente de promotion d’une marque de trompettes. C’était en fait la première fois depuis la formation du groupe que nous n’arrivions pas à destination ensemble.
Le matin suivant, Joe Glaser (gérant du quintette) me rejoint en m’avertissant de bien me tenir : Clifford avait péri dans le dérapage de sa voiture sur l’autoroute peu après son départ, tout comme notre pianiste Richie Powell (le frère de Bud) et son épouse. Ils n’avaient que 25, 23 et 21 ans.
Sitôt la bombe éclatée, Glaser me lança que Miles et Roy (Eldridge) étaient également à Chicago et prêts à le remplacer ! Je ne pouvais en croire mes oreilles. J’étais tellement meurtri que je me suis enfermé dans ma chambre pour noyer mon mal dans la boisson. Je me souviens du climat lugubre planant au-dessus des familles rassemblées aux funérailles. Bien des années plus tard, Bud Powell voulait toujours savoir où était son frère cadet.
Supplément
Autre temps, autres réalités
De l’époque de la scène ouverte des années 1940 et des problèmes que j’ai évoqués plus tôt, les musiciens ont dû composer avec de nouvelles réalités dans les décennies suivantes. Un certain puritanisme s’est alors instauré, issu d’une prétendue « éthique protestante » qui départageait tout en rapport au bien et au mal. Il y avait des espèces de milices s’armant de lois destinées à mettre la clé à la porte de toutes les boîtes de nuit et chasser les putes des rues. Cela a vraiment été l’ultime coup de grâce de la 52e rue qui, de nos jours, a été assimilée au réseau tentaculaire du Rockefeller Centre. Harlem n’était plus pareil, si bien que le danger guettait le quartier et ses habitants mêmes, quoiqu’on ait beaucoup exagéré la chose.
L’industrie de la musique se retrouvait de son côté en position désavantagée, plus spécifiquement les marchés du jazz et des styles populaires, traités de manière différente que le domaine classique. À cette époque, l’arrivée du microsillon avait créé un déséquilibre en matière de redevances. On offrait par exemple un tarif de deux cents par plage, ce qui signifiait que le montant était établi selon le nombre total de pièces sur un album. Les musiciens de jazz, pour leur part, avaient la chance de s’étaler un peu plus dans leurs morceaux qu’au temps du 78 tours, mais recevaient moins de redevances en gravant moins de plages, ce qui n’était pas le cas pour le classique. Il a fallu se battre longtemps contre cette injustice. Nous voulions être placés sur le même pied et des gens comme Miles ou Brubeck se sont prononcés ouvertement sur la cause. L’édition musicale a été créée au départ pour les compositeurs classiques, mais cela devrait aussi être le cas pour des musiciens jouant d’autres styles. La décennie des années 1960, pour sa part, a été le théâtre de grands remous, entre autres, les mouvements des droits civiques, la guerre au Vietnam, etc. La communauté artistique a été très sensible à l’esprit de ce temps, un sujet sur lequel je pourrais m’étendre, mais qu’on gardera pour un autre moment.
Clivage Europe-Amérique
En Europe, le musicien jouit d’une plus grande marge de liberté sur le plan social, même psychologique. Ils peuvent élire domicile où ils le veulent et y vivre tant et aussi longtemps qu’ils en ont les moyens, chose qu’ils valorisent beaucoup. Ce faisant, ils profitent également d’une liberté artistique, ce qui, dans certains cas, n’est pas nécessairement la meilleure chose. Red Mitchell (bassiste américain blanc ayant élu domicile en Suède pendant 23 ans, NDA) m’a expliqué la raison de son départ : désabusé qu’il était des tensions sociales soulignées précédemment, il a choisi de s’expatrier pour poursuivre sa carrière d’artiste de scène en toute liberté.
Autre exemple, Kenny Clarke (batteur, personnage clé dans le développement du jazz moderne ayant influencé Max Roach, NDA) : il voulait vivre dans un climat politique plus libre qu’en Amérique, soit en France, là où il avait le choix de s’asseoir à l’arrière ou à l’avant de l’autobus comme bon lui semblait.
Les Européens, je trouve, accueillent les artistes américains un peu plus par sympathie, voire avec un brin de condescendance, que par une réelle compréhension de leur situation existentielle. On retrouve là-bas bien des musiciens qui ne saisissent pas vraiment le legs d’un Art Tatum ou d’un Charlie Parker; ils ne font que repiquer leurs trucs. On rencontre aussi nombre de musiciens qui ne maîtrisent pas les rudiments mêmes de l’art, qui savent mal tenir la mesure, mais à qui on accorde une liberté artistique totale. En somme, les Européens n’ont tout simplement pas cette vue de l’intérieur de la musique produite ici en Amérique.
Démocratie jazzistique
La musique est une grande force que les humains ont à leur disposition pour transiger entre eux sur le plan social. Le jazz en tant qu’art démocratique remonte bien avant l’ère du bebop, à ses sources mêmes avec Buddy Bolden, King Oliver et autres pionniers. Il unit les gens dans le feu du moment pour offrir à tous la possibilité de s’exprimer en toute liberté et de s’influencer mutuellement. Il se réalise à chaque moment dans l’écoute et le respect d’autrui dans une espèce d’harmonie commune. Le jazz est fluide de nature, laissant aussi le soin à chaque nouvelle génération d’apporter sa contribution. À l’encontre de la musique classique, où le chef d’orchestre s’investit du droit d’avoir toujours le dernier mot, le jazz n’impose pas la volonté des uns sur les autres.
Coda
À l’occasion du retour en ville de Max Roach en 1985, cette fois-ci au FIJM, je lui ai remis en mains propres la transcription de l’entretien, sans oublier d’assister au concert, tout aussi soufflant que le premier – une prestation enlevée et enlevante de 70 minutes ne comportant que trois pièces, la première Scott Free de plus de trois quarts d’heure.
Playlist
Interview filmée (non datée, probablement dans les années 1980)
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