Le blues de l’IA

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Soumis aux partitions des compositeurs, les interprètes classiques ne jouissent pas du privilège accordé aux musiciens du jazz qui n’ont qu’à écrire une mélodie sur quelques portées ou improviser tout simplement pour être reconnus comme compositeurs.

Cela dit, le jazz a toujours eu ses spécialistes de l’écriture, parmi les contemporains l’Américaine Maria Schneider ou l’Européen Matthias Rüegg. Ainsi en est-il de Darcy James Argue, pianiste de formation qui laisse aux autres le soin d’interpréter sa musique.

Installé à New York depuis une vingtaine d’années, le compositeur d’origine canadienne, qui vient de fêter ses 49 ans, a fait ses premières armes comme trompettiste dans sa ville natale de Vancouver pour ensuite passer au piano. Au début des années 1990, il se retrouve à McGill, étudiant au premier cycle, puis à New York en maîtrise à la Manhattan School of Music.

Aussi essentiel soit-il pour un nouvel arrivant dans la capitale du jazz de se faire voir et entendre, cela n’est que la moitié du processus à suivre pour y avoir droit de cité, l’autre nécessitant de l’entregent pour se réseauter dans la communauté. Les compositeurs à temps plein sont cependant en désavantage ici et, à défaut de ne pas se produire sur scène, ils doivent rallier des musiciens à leur cause.

Si l’on considère son groupe Secret Society, un grand ensemble de plus de quinze musiciens, Argue a certainement réussi son coup de rassembleur d’hommes. Armé d’un premier enregistrement (Infernal Machines, paru en 2006), l’orchestre réussissait une première grande percée quatre ans plus tard en se produisant au Newport Jazz Festival.

Côté discographique, l’ensemble compte quatre albums, le plus récent (Dynamic Maximum Tension) applaudi par la critique depuis sa sortie l’automne dernier. Suivant sa mise en lice pour un prix Grammy dans la catégorie des meilleurs grands ensembles, Argue s’est rendu à la cérémonie en février dernier, repartant toutefois les mains vides. La semaine suivante, il prit un moment dans son horaire chargé pour parler de sa vision musicale ainsi que de ses préoccupations de citoyen planétaire.

S’inscrire en faux

Sa musique puise son inspiration dans l’actualité et les grands courants de pensée animant le monde contemporain. Il ne prétend pas articuler un ordre du jour personnel ou politique dans sa musique et laisse plutôt aux auditeurs le soin de faire la part des choses. « Le pessimisme est omniprésent, affirme Argue, et un profond malaise règne depuis un moment, même en musique. Regardez comment les géants de la technologie, la Big Tech, tentent de nous vendre l’intelligence artificielle comme la nouvelle panacée. Certains sont même d’avis qu’elle pourra se substituer à la créativité humaine, ce qui me désole. Comme artiste, je dois m’y opposer. »

Quant à l’album, le compositeur révèle ses motivations : « Avant de créer la musique, je me suis mis à la recherche de choses éveillant un certain espoir en moi, où l’on sent une volonté de ne jamais céder notre pouvoir de décision aux impératifs des tout puissants. Mais quelle aberration que de penser que l’IA pourra égaler ou dépasser le génie créateur de l’homme ! »

Si un fil rouge se tisse à travers ce double recueil, on le situerait dans les dédicaces à des personnalités ayant marqué le compositeur, dont Buckminster Fuller et Alain Turing pour les sciences, Duke Ellington, Bob Brookmeyer (le mentor d’Argue), Cab Calloway et Levon Helms pour la musique, sans oublier la flamboyante comédienne Mae West. Argue les admire tous pour leur individualisme affirmé.

Le plat de résistance

Tensile Curves, l’avant-dernière des onze plages, se détache du lot en raison de sa durée (34 minutes), étant de loin son œuvre la plus ambitieuse. Bien que son dédicataire, Duke en personne, ne soit pas un choix des plus originaux, Argue a abordé ce monstre sacré du jazz en y apposant sa propre signature.

Paul Gonsalves, Duke Ellington

Tout s’enclenche au moment où le Hard Rubber Orchestra de sa ville natale lui commande une œuvre d’une trentaine de minutes. Il s’est mis à la tâche en se plongeant dans le corpus considérable de suites aux formes élargies d’Ellington. De celles-ci, il a retenu Diminuendo and Crescendo in Blue, dont la prestation légendaire à Newport en 1956, coiffée d’un solo « dans le tapis » du saxo ténor Paul Gonsalves, est immortalisée sur disque. Pourtant, Argue s’est tourné vers la version originale produite une vingtaine d’années plus tôt, celle-ci misant sur la composition même, sa trame se déployant sur une dynamique décroissante, d’où le diminuendo du titre.

Au final, il se dit très satisfait du produit. De toute évidence, il faut se donner du temps, beaucoup même, pour mettre au point une telle partition. En compositeur aguerri, il dispose cependant d’une méthode de travail efficace pour assurer son rythme de production, méthode inculquée par Brookmeyer.

« Parfois, il faut se lancer à corps perdu, sans but réel, chose que mon mentor appelait « la précomposition ». Il suffit de quelques notes, un motif, des accords, une suite d’intervalles, une ligne de basse, puis on les manipule en utilisant différents procédés d’écriture. De cette manière, je peux m’épargner le syndrome de la page blanche, et cela me pousse dans le dos en quelque sorte, parce que j’ai d’autres chats à fouetter. »

Si, d’une part, il doit épauler la tâche pas facile de coordonner les répétitions de son groupe, il cumule d’autre part pas moins de trois charges d’enseignement, deux à New York (Manhattan School of Music et New School) et l’autre à l’Université Princeton au New Jersey. Sur le versant créatif, Argue s’empressait au mois d’avril de terminer des arrangements pour une collaboration inédite en mai entre l’Orchestre national de l’Île-de-France et la chanteuse Cécile McLorin Salvant, occasion permettant à cette dernière de renouer avec le compositeur qui l’a mise en vedette dans Mae-West: Advice, pièce de clôture de l’album.

Pour l’été, Argue et consorts se produiront en exclusivité canadienne en soirée d’ouverture du festival de Jazz d’Ottawa (21 juin), ce qui sera suivi de deux prestations européennes au North Sea Jazz Festival en Hollande et à Rome. L’an prochain, Argue a une autre commande à remplir, cette fois pour le big band radio de la NDR à Hambourg. Bien qu’il ne se soit pas encore attelé à la tâche, ne sachant pas encore comment l’aborder, il ne lui manque pas de sujets chauds pour se lancer dans l’aventure, avec l’appui certain de ses exercices précompositionnels.

darcyjamesargue.com/

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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