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Malgré la mort imminente du disque compact annoncée de toutes partes, la réalité contredit cette assertion. Le flot des nouveautés persiste, si bien que le critique peine à gérer sa pile de, quitte à faire des choix dans cette manne de disques qui, telle une corne d’abondance, ne se vide jamais. Tout d’abord, trois disques hommages très différents entre eux, le dernier relié à la seconde thématique de cette section, les instruments à archets. Suivront alors six titres de deux étiquettes européennes, la première française, la seconde suisse, toutes deux avec une nette prédilection pour les musiciens de l’avant-garde américaine, passée et présente. Sans plus tarder, 11 bonnes galettes sonores qui méritent une bonne écoute, sinon deux.
Hommages
In Memoriam
François Houle Genera Sextet / Clean Feed CF624CD
Technicien hors pair doué d’une des plus magnifiques sonorités, le clarinettiste François Houle se lance avec autant d’aise dans la libre improvisation que dans l’interprétation assurée des partitions les plus exigeantes de musique contemporaine, Boulez par exemple. Ajoutons à cela ses talents de compositeur et d’arrangeur, qui font ici l’objet de l’album de sa nouvelle formation, le Genera Sextet. Entouré de ses plus loyaux comparses, notamment le pianiste Benoît Delbecq et le tromboniste Samuel Blaser, Houle rend hommage à Ken Pickering, fondateur du Festival de jazz de Vancouver décédé en 2018, à qui Houle doit une fière chandelle pour avoir promu sa carrière. Des neuf plages de ce recueil de 50 minutes, la seconde (Requiem pour KP) donne le ton à un enregistrement aussi invitant qu’envoûtant. Sobre, ce disque est de qualité, du même calibre que les meilleures musiques de chambre de notre temps.
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Our Mr. Jackson
Darrell Grant’s MJ New / Lake Hill Records LHR 007
Au premier regard sur la pochette cartonnée de cet album du pianiste Darrell Grant, on reconnaît à qui on rend hommage, son titre référant au vibraphoniste Milt Jackson et la formation étant identique à celle du Modern Jazz Quartet, parangon du jazz de bon goût alliant emprunts à la musique classique à un swing toujours élégant, mais mesuré. Cet esprit traverse ce disque d’une heure regroupant douze pièces, les trois premières venant du répertoire du MJQ, les autres empruntant aux musiques de Schubert et de Bach d’une part, du jazz brésilien de Jobim et du hard bop d’Oscar Pettiford de l’autre. Ces gentlemen nous offrent une lecture empreinte du style de leurs prédécesseurs tout en rendant un autre hommage, soit à leur batteur Carleton Jackson, décédé un an après cette séance de 2017.
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For Mahalia, With Love
James Brandon Lewis / TAO Forms TAO 13
Dans la cohorte de la relève du jazz noir afro-américain, le saxo ténor James Brandon Lewis attire bien des regards en raison de ses multiples sorties de disques. À titre d’exemple, l’actuel coffret double fait déjà fureur. Il s’incline ici devant la chanteuse gospel Mahalia Jackson dans la première galette, reprenant neuf chants associés à cette figure légendaire. Les versions livrées ici sont purement instrumentales, interprétées par son groupe, le Red Lily Quintet, formation comprenant le tandem batterie-basse de William Parker et de Chad Taylor ainsi que le cornettiste Kurt Knuffke et le violoncelliste Chris Hoffman. À lui seul, le ténor projette l’âme de cette musique dans son jeu, débordant le cadre pour s’engager dans des collectifs explosifs avec ses partenaires.
Le second disque résulte d’une captation au Jazztopád Festival de Wrocław en 2021. Commande passée au saxophoniste par le Forum national de musique de Pologne, These are Soulful Days, une suite en sept mouvements d’une cinquantaine de minutes, place le saxo devant le Lutosławski String Quartet. Le défi devait être de taille pour lui, jazzman, d’écrire et de jouer dans ce contexte inédit, mais les résultats sont fort probants. Les cordes jouent avec une rare intensité, leurs attaques se faisant sauvages par moments, au-delà des accompagnements polis dans ce type de projet jazz et cordes. Le saxophoniste entonne les mélodies du fond de ses tripes, atteignant même quelques paroxysmes saisissants. Aussi différents que soient les deux disques d’un point de vue formel, on situerait le second dans le prolongement du premier, l’âme du blues tissant son fil rouge tout au long des deux heures d’écoute.
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Cordes en liberté
Clamor
Jessica Pavone String Sextet / Out of Your Head Records DOYH023
D’emblée, il faut dire qu’on ne rendrait pas justice à cet enregistrement pour sextuor à cordes sous la férule de la violoniste en le rangeant dans le créneau jazz, mis à part quelques interventions improvisées d’une ou de l’autre des instrumentistes de cette formation féminine et d’une invitée bassoniste. Dès la première des quatre longues plages de cette surface d’une quarantaine de minutes, l’auditeur devra plonger dans un univers sonore microtonal, d’un abord difficile pour les non-initiés on s’entend, mais qui s’apprivoise en laissant venir les sons plutôt que d’aller les chercher. On ne peut parler ici de lignes mélodiques, encore moins de thèmes accrocheurs ni de variations qui en découlent, mais d’une mise en place de climats sonores évoquant un état d’apesanteur. L’ambiance est assez glauque, diront ceux préférant les échelles bien tempérées; les oreilles accoutumées à ces spectres sonores en revanche y trouveront leur parti. Un bémol cependant : les notes intérieures de la pochette en caractères blancs minuscules sur fond rouge qui ont de quoi nous faire arracher les yeux.
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Ritual Being
Pascal Le Boeuf / Soundspore ss 202302
Dans un tout autre monde que l’album précédent, celui du pianiste et compositeur Pascal Le Boeuf est un déploiement de virtuosité technique particulièrement éblouissante. Bien qu’il y ait quelques improvisations d’une formation jazz, la plupart du frangin Rémy au saxo alto, ce sont les arrangements pour cordes du chef pour les ensembles Friction Quartet et Shattering Glass (un quintette) qui sont au cœur du projet. Si la haute voltige prime, il y a des moments recueillis dans le programme de 13 plages, la suite de quatre vignettes Rituals of Change au milieu du disque ou la finale Family of Others. Ailleurs, les cordes se déchaînent avec brio, démontrant non seulement le savoir-faire des exécutants, mais aussi les compétences du pianiste-arrangeur. Si l’on y perçoit des éclats de la musique minimaliste d’un Steve Reich, l’approche est davantage maximaliste. À savoir si c’est du jazz ou non, peu importe, le disque vous tiendra en haleine.
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Musiques impro ici et maintenant
RogueArt est son nom, musiques créatives tous azimuts sont son créneau. Voici trois parutions récentes au déjà très volumineux catalogue de cette maison hexagonale.
hEARoes 2023
Joëlle Léandre, Matt Maneri, Craig Taborn / ROG-0127
La graphie du titre nous dit tout sur cet album de musique improvisée guidée par la seule écoute des trois partenaires : l’altiste Mat Maneri, le pianiste Craig Taborn et, non la moindre, la contrebassiste Joëlle Léandre, les uns tout aussi expérimentés que les autres dans cette pratique musicale. Enregistrée devant un public (que l’on n’entend applaudir qu’à la fin), cette prestation de moins de 40 minutes divisée en sept pièces est un modèle de concision, les musiciens se relayant constamment entre eux sans bavardage aucun. Au bout du parcours, le trio arrive à des résultats tout aussi probants que bien des musiques de chambre savantes, les partitions en moins.
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The Sixth Decade from Paris to Paris
Art Ensemble of Chicago / ROG-0123
Unique en son genre, et de plusieurs façons, l’Art Ensemble de Chicago (AEC) est reconnu comme l’ensemble-phare de l’avant garde du jazz afro-américain. Formé en 1965, d’abord en quartette pour s’adjoindre un batteur quatre plus tard, le groupe persiste et signe toujours malgré la disparition de trois des fondateurs. À un mois du déferlement de la pandémie en février 2020, un concert à grand déploiement comptant une vingtaine de musiciens, dont ses deux survivants Roscoe Mitchell (anches) et Famoudou Don Moye (btr,) s’est déroulé à Paris. Étalé sur deux disques, le marathon d’une centaine de minutes offre un kaléidoscope de styles, l’ouverture sonnant comme une musique de messe, suivie d’une impro libre écorchée puis de déclamations de poètes sur des canevas de percussions exotiques, voire des plages complètes relevant de certaines de ces musiques dites de notre temps. Fidèle au mot d’ordre de la grande musique noire passée, présente et à venir, cette prestation, parfois longuette, dresse tout de même un bon bilan d’une grande épopée musicale qui tient encore la route après tant d’années.
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For Jemeel – Fire from the Road (2004-2005)
Jemeel Moondoc / ROG-0126
Trois heures de free jazz noir non édulcoré en autant de disques, c’est beaucoup. L’homme de l’heure de ce triplé est le saxo alto Jemeel Moondoc à qui on a voulu rendre hommage après son décès en 2021. Trois concerts sont repris ici avec le même ensemble, Fire into Music du tromboniste Steve Swell (responsable de cette compilation de trois concerts, dont un au Festival de Jazz de Guelph). Véritable modèle dans le genre de ce que l’on appelait la Loft Music des années 1970, le groupe se déploie en toute liberté à partir de thèmes courts et très rythmés, avec de longs solos qui décapent, le tout reposant sur une rythmique de béton assurée par William Parker (b.) et Hamid Drake (btr.). De quoi bien chauffer une piaule en cette fin d’année.
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Le tour du chapeau
Jadis réputée pour ses musiques d’audaces, l’étiquette suisse hat Hut (renommée hat Art à l’âge du CD) fait aujourd’hui peau neuve sous la griffe hat ezz-thetics, concentrant ses activités sur des rééditions. De Lionel Hampton à Albert Ayler, une palette on ne peut plus large en termes de styles figure au catalogue. Voici trois titres représentatifs des musiques noires des années 1960.
Complete Communion & Symphony for Improvisers Revisited
Don Cherry / ezz-thetics 1122
Reprise de deux albums Blue Note des années 1960 de Don Cherry, cette réédition frisant les 80 minutes nous fait entendre ce musicien en période post-Ornette Coleman. Pourtant, le style de son ancien employeur parcourt les deux disques : dans le premier, Complete Communion, on entend Gato Barbieri transposant les traits de jeu de Coleman au ténor. Le second, Symphony for Improvisers est un album charnière dans la discographie de Cherry. De nouveau avec Barbieri, le bassiste Henry Grimes et le batteur jouissif Ed Blackwell, la formation est complétée par le ténor Pharaoh Sanders (entendu également au piccolo !) un second bassiste et le pianiste-vibraphoniste allemand Karl Berger. Si Free Jazz de Coleman et Ascension de Coltrane sont des documents essentiels de cette période turbulente, cette symphonie l’est aussi.
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7-Tette & Orchestra Revisited
Bill Dixon + Archie Shepp / ezz-thetics 1157
Émergeant également dans les années 1960, le trompettiste Bill Dixon a poursuivi avec entêtement une démarche sans concession, son intransigeance étant telle qu’il a dû gagner sa vie en enseignant dans un collège au Vermont. Cette réédition reprend ses premières entrées discographiques, commençant par deux plages de sa période Savoy (1962) suivies de l’album Intents and Purposes de 1966 sur RCA (pièce à collectionneur longtemps introuvable sur le marché). Des deux premiers morceaux situés dans le sillage de Coleman, l’album RCA en revanche montre son évolution vers une musique beaucoup plus abstraite, par certains aspects plus proches des musiques contemporaines européennes que du free jazz. Un musicien hors norme évoluant dans un monde bien à part des autres chantres de la soi-disant New Thing
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Ketchoua Revisited + Scorpio
Clifford Thornton et Arthur Jones / ezz-thetics 1154
Musicien engagé s’il en était un, le trompettiste Clifford Thornton s’est attiré des ennuis comme sympathisant du mouvement des Black Panthers, forçant son exil en France puis en Suisse. Vingt ans avant sa disparition en 1989, on le retrouve à Paris en 1969 en formation de sept à huit musiciens accueillis en champions de la révolte du free jazz. Ça groove par moment, ça décape ailleurs, les solos tranchants d’Archie Shepp au soprano sont à noter, le tout pétri dans l’esprit du temps, mais sans perte d’impact sur l’audition. En sus, un disque en trio du méconnu Arthur Jones à l’alto (disparu sans trace), un fabuleux technicien doté d’une des plus belles sonorités dans toute cette clique. À découvrir juste pour lui.
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Voir criitiques des concerts à l’Off festival de Jazz de Montréal ici.
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