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Il s’est éteint en toute sérénité au crépuscule de ses 71 ans. Le 13 janvier dernier, je n’étais pas le seul à braver le froid sibérien et la tempête, j’étais l’un des nombreux témoins présents à l’ultime hommage rendu à l’artiste visuel Raymond Gervais. Reconnu pour sa bonne humeur et son rire facile, il était toutefois très sérieux par rapport à son travail, lequel n’était pas dénué de touches ludiques. Affable de nature, ce personnage exceptionnel ne faisait pas qu’exercer un métier : c’était la sève même de son existence.
Dans sa jeunesse, il a tâté de tout. Féru de musique, le jazz en particulier, il a travaillé comme disquaire, s’est adonné au saxophone en amateur pour ensuite organiser des concerts et s’impliquer comme animateur de l’Atelier de musique expérimentale (AME), un collectif de jeunes improvisateurs d’avant-garde des années 1970. Peu à peu, il s’oriente vers les arts picturaux, y trouvant un milieu plus accueillant à sa propre démarche d’artiste dit conceptuel. Autodidacte, il était guidé par l’intuition et l’improvisation, pratique retenue de la musique qui l’éprenait tant, au point de l’intégrer dans ses projets.
Dans sa quête de solitaire, il s’est affranchi des matériaux et médiums d’usage en arts plastiques : point de pinceaux ou de tubes de couleurs, pas de toiles, estampes ou gravures, pas même des sculptures ciselées au burin. L’objet comme tel n’était pas le but de son travail, mais bien l’idée qui l’engendrait et le sens à lui donner. Il ne se voyait pas comme créateur d’œuvres destinées à être accrochées en permanence au mur, mais comme metteur en scène qui agence soigneusement des objets bien concrets pour une exposition. À cette fin, il étalait en associations libres photos, vidéos, lutrins, platines, microsillons et pochettes (disques compacts et boîtiers plus récemment), provoquant ainsi une espèce de synesthésie entre l’ouïe et l’œil, le second appelé à entendre, la première à voir.
Par le médium visuel, Raymond Gervais avait réussi à faire converger tous ses intérêts, y trouvant aussi le moyen d’exploiter le réel au profit de l’imaginaire. L’un de ses artifices préférés consistait à imaginer des rencontres entre artistes d’époques et de pratiques différentes. À titre d’exemple, il présentait à Paris en 2012 sa dernière grande installation au titre, dira-t-on, prophétique : Finir. Dans celle-ci, il élabore une partition ouverte qui suggère un contrepoint entre deux de ses artistes fétiches, Debussy et Beckett. Sur une série de lutrins disposés en cercle dans l’espace, il dispose d’un côté des extraits des derniers écrits du dramaturge irlandais (Oh ! tout finir), les plaçant devant une autre série de lutrins portant chacune d’elle le nom des instruments que le compositeur voulait utiliser pour trois ultimes sonates non réalisées à sa mort en 1918.
Dans un clip vidéo réalisé en 2014, Raymond Gervais avait décidé de « travailler le son dans le silence pour mieux le regarder ». Fort heureusement, il a vécu assez longtemps pour que les regards soient portés sur lui en tant que défricheur de sentiers inexplorés. En 2010, la Fondation Nelligan lui décerne son prix Ozias-Leduc pour l’ensemble de son œuvre. Quatre ans plus tard, il est lauréat d’un prix en arts visuels et arts médiatiques du Gouverneur général du Canada. Toujours à l’affût de l’inusité et de l’inouï, Gervais appréciait beaucoup les coïncidences : il aurait sans doute été amusé par le fait que l’un des grands du jazz, Dizzy Gillespie, soit décédé le même jour que lui (6 janvier) vingt-cinq ans plus tôt et… du même mal.
« Mon travail, c’est un peu comme une façon de mettre en scène le regard et l’écoute. »
À voir en ligne sur YouTube :
Raymond Gervais – Le regard et l’écoute
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