Disques ECM – De la modernité à la contemporanéité

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Si Blue Note a délaissé le jazz classique de ses débuts pour se vouer pleinement à son pendant moderne, ECM a accompli le passage de la modernité à la contemporanéité. Comme son prédécesseur, le nom dicte son ordre du jour, l’acronyme signifiant Edition of Contemporary Music. Bien que son producteur et fondateur Manfred Eicher soit aussi un Allemand (de Munich dans son cas), son étiquette et celle du tandem Lion-Wolff ne sauraient être plus différentes. Mélomanes aguerris, ces derniers n’avaient par contre aucune connaissance théorique ou pratique de la musique; contrebassiste classique de formation, Eicher renonça au métier de musicien vers 1970, troquant archet et cordes pour micros et consoles de son.

Dans le documentaire sounds and silence, paru à l’occasion du quarantième anniversaire de l’étiquette en 2009, le producteur justifie sa décision en affirmant qu’il préférait se tenir devant l’orchestre pour l’entendre, car il percevait là tout autre chose qu’en y étant à l’intérieur. En 1969, à 27 ans, il profite de l’arrivée dans sa ville du pianiste new-yorkais Mal Waldron – jadis sous contrat chez Blue Note dans les années 1950 – pour réaliser un tout premier album. Free at Last sera le coup d’envoi pour ECM, quoique la seule présence de Waldron au sein d’un impressionnant catalogue dépassant maintenant le millier de titres.

S’ensuit alors une période de tâtonnements : après une brève incursion vers les musiques libres du free jazz et de la nouvelle musique improvisée européenne, Eicher s’oriente vers d’autres d’un ton plus recueilli et introspectif, privilégiant une musique en demi-teintes, parfois au seuil du silence. Le piano deviendra le fer de lance de l’étiquette. Pour servir sa cause, Eicher engagera Chick Corea, en pleine ascension de carrière, Paul Bley, à qui il offrira son premier disque solo, et bien sûr Keith Jarrett, avec qui il réalisera sans doute son plus grand vendeur de tous les temps, le célébrissime Köln Concert de 1975.

À une époque où l’Europe cherchait à se libérer des modèles américains, Eicher a donc contribué à définir une nouvelle identité du jazz, du moins une partie de celle-ci. Plus tard, il franchit un autre pas décisif en se lançant sur le terrain de la musique classique. Introduisant alors sa New Series, il s’est fait le promoteur d’un genre de néoclassicisme représenté par des compositeurs comme Arvo Pärt ou Eleni Karaindrou, tous deux mis en évidence dans le documentaire susdit. La présence du jazz est du reste réduite à une seule plage du batteur Manu Katché et son quintette, captation offerte en bonus dans cette production trilingue (avec option de sous-titres allemands, anglais et français). On notera enfin le peu d’interventions du producteur devant la caméra, ce qui ne surprend pas pour quelqu’un qui est reconnu pour être rétif aux entrevues. Peu importe qu’on soit dans le camp des inconditionnels ou des détracteurs – et il y en a autant des deux  –, nul ne saurait mettre en doute l’intégrité de la vision artistique de Herr Eicher.

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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