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L’histoire du jazz est parsemée d’exemples de musiciens de grande renommée qui ont permis à d’autres d’atteindre la reconnaissance par une longue et fructueuse collaboration. Pensons à Duke Ellington et Johnny Hodges, Thelonious Monk et Charlie Rouse, Dave Brubeck et Paul Desmond. À cette liste, ajoutons Charles Mingus et Charles McPherson.
Pour le second, deux autres noms ont marqué sa carrière de manière décisive : Charlie Parker (qu’il a pu rencontrer en personne une seule fois en 1954) et le pianiste Barry Harris, son mentor et premier maître à penser musical.
Le lien entre l’oiseau parkérien et le vétéran saxo de 83 ans relève de l’évidence, tant par le choix d’instrument que par le langage musical, le be-bop. Moins connue toutefois est sa relation avec le pianiste (décédé l’an dernier à 91 ans), relation qui remonte au début des années 1950 dans la capitale de l’industrie automobile.
Années d’apprentissage
« À Détroit, ville où j’ai grandi, il y avait un club de jazz dans ma rue, le Blue Bird Inn, se rappelle McPherson lors d’un entretien virtuel de son domicile à San Diego. Tous les noms du jazz dit moderne de passage en ville s’y produisaient : Sonny Stitt, Wardell Gray, même Miles, qui y avait élu domicile temporairement. La section rythmique maison était constituée de Barry Harris et d’Elvin Jones; Thad, le frère trompettiste d’Elvin, était un habitué tout comme le saxo baryton Pepper Adams. Adolescent, j’étais loin des 21 ans requis pour avoir un droit d’entrée, j’étais contraint à écouter de l’extérieur. J’ai finalement rencontré Barry qui m’avait vu une fois avec mon étui d’instrument. Il m’a invité à me joindre à une séance un samedi après-midi pour quelques numéros, malgré mon bagage limité. Comme nous habitions dans la même rue, il m’a pris sous son aile et s’est mis à me montrer les bases de la musique, théorie, harmonie, etc. »
La rencontre avec le pianiste coïncida avec la découverte de son grand modèle, Charlie Parker. Un copain musicien de son école le mit au courant de ce génial musicien, après quoi il fit sa première écoute dans un magasin. « Je me suis rendu un jour dans une confiserie disposant d’un juke-box et parmi les titres figuraient deux disques de Charlie Parker. Dès cette première audition, j’avais saisi, sans toutefois comprendre ou expliquer ce qui se passait. Il y avait dans son discours une logique linéaire telle que les guirlandes de notes s’articulaient en phrases cohérentes. Tout le monde était d’accord là-dessus dans la communauté. » Pour l’aspirant musicien, le destin était scellé : la musique serait sa vie, ce style sa vocation.
Point tournant
Professionnel dès 19 ans, Dame Chance lui sourit au moment de faire ses premières armes sur la scène new-yorkaise. « J’ai fait le saut avec un de mes proches amis musicaux, le trompettiste Lonnie Hillyer, et nous jouions le jour dans un des cafés de Greenwich Village où l’on présentait autant du jazz que de la musique folk. Yussef Lateef, le bien connu saxo de ma ville, mais établi dans la Grosse Pomme, avait joué un peu avec Mingus qui, lui, cherchait des remplaçants pour Eric Dolphy et Ted Curson. Yussef nous a donc recommandés à Charles qui est venu nous voir. Il a dû aimer, parce qu’il nous a engagés sur-le-champ. C’est ainsi que j’ai pu participer à mon tout premier disque, produit au nom du bassiste pour l’étiquette Candid. »
Au moment d’accepter l’invitation, McPherson était bien au courant de la réputation de son nouvel employeur : « Au début, j’avais mes appréhensions, j’étais même intimidé par lui, qui pesait au moins 300 livres, son tempérament bagarreur et volatil, sans oublier les exigences qu’il posait à ses musiciens. »
Aussi complexe que fût sa personnalité, Charles Mingus dissimulait certains côtés insoupçonnés, comme le révèle McPherson dans une anecdote. « Nous avons joué un concert-bénéfice en Californie pour un proche ami de Mingus, le poète Kenneth Patchen, blessé dans un accident et requérant des soins médicaux. Une fois les fonds ramassés, Mingus tint à nous donner chacun un dix dollars symbolique pour notre travail, mais j’ai décliné en lui disant de verser ma part à la collecte. Il a figé quelques instants et m’a remercié, les larmes aux yeux. Dès ce moment, je n’ai jamais fait l’objet de ses foudres, pas même dans les premiers temps quand je n’étais pas toujours à mon affaire. Mingus était comme ça : s’il sentait votre authenticité et que vous étiez une bonne âme, il ne vous tracassait pas, vous étiez dans ses bonnes grâces pour de bon, peu importe la situation. Vous savez, il n’était pas le monstre ou le maniaque que l’on a si souvent dépeint. »
L’après Mingus
Après 12 ans de loyaux services, McPherson a décidé de battre ses propres ailes pour de bon, et ce, sans inimitié aucune du bassiste. Pourtant, dès le milieu des années 1960, le saxo avait déjà lancé sa carrière solo, produisant ses premiers albums pour Prestige. Après 1972, il se tourna vers les disques Xanadu, ce qui lui permit de graver quelques albums aux côtés de son mentor Barry Harris.
De nos jours, McPherson reste fidèle à ses acquis, soutenu dans son art par un traditionnel trio piano, son fils Chuck y jouant la batterie. Toujours à l’affût de musiques, il garde une oreille ouverte sur les tendances contemporaines du jazz, trouvant un égal plaisir dans les musiques de concert de Bach à Bartók. Outre le fait de jouer de son instrument de manière toujours irréprochable, il écrit de nouvelles pièces. Pour lui, tout musicien doit être sensible aux grandes questions de notre temps (climat, enjeux idéologiques, etc.) et ne peut se passer d’y faire allusion dans ses morceaux. Mingus, comme on le sait, était réputé pour ses prises de position sur le monde, et cette attitude a déteint sur son protégé.
En concert : 27 octobre, 20 h, salle Bourgie / Billetterie : www.sallebourgie.ca (514-285-2000, poste 1)
Piste d’écoute : Three Dance Suites (Chazz Mac, 2020 – autoproduction)
https://charlesmcpherson.com
Postface : Parker et Dolphy vus par
« J’ai vu Charlie Parker une seule fois dans ma vie, en 1953 ou 54, pas au Blue Bird (étant trop jeune), mais dans une salle de bal. Il devait se produire tout un weekend, mais ne s’est pas montré le vendredi soir. Tout le monde était au courant de sa venue, il y avait des affiches un peu partout dans la ville. Puis, le samedi, il était là. Un peu à côté de la scène, il y avait quelque 200 personnes l’entourant pendant qu’il assemblait son instrument et se mit à parcourir quelques gammes à vitesse d’éclair. »
« Il ne jouait pas avec des musiciens de New York, mais en soliste accompagné d’un groupe local d’un style autre que le sien, dans le genre jazz classique ou swing, avec un assez bon saxo ténor. Parker n’a pas détonné du tout, il s’est bien adapté tout en restant lui-même. »
« Il était un homme très intelligent, et un regard comme je n’avais jamais vu. Il avait belle manière de parler, très articulée, et un air de nobilité se dégageait de lui comme j’en ai rarement vu dans ma vie, Duke Ellington étant le seul autre qui se rapprochait de lui. »
« J’ai passé une cinquantaine minutes en sa compagnie. Je lui avait dit que je jouais, mais il n’a pas abordé le sujet, me donnant ni conseils ou explications sur sa démarche. Il n’était pas hautain et se racontait de sa voix grave. Il parlait presque en métaphores par moments, par exemple, sur un sujet aussi banal que l’heure, il se mit réciter un poème sur le sujet. À la fin de sa vie, il avait délaissé toutes ses mauvaises habitudes; il était à jeun et très lucide, donc rien de feint de sa part, en somme, un personnage vraiment authentique. »
« Eric Dolphy était un très bon musicien et je ne peux que confirmer ce que les autres disaient à son sujet : une personne très aimable et sans prétentions. Il était techniquement très doué, pas juste au saxo, mais à la flûte et aux clarinettes, sans oublier sa lecture. Au début, je ne peux pas dire que son jeu m’emballait; je comprenais ce qu’il faisait, mais je ne savais pas ce qui le motivait à jouer de cette manière, peut-être parce qu’il voulait se distinguer des autres. Peu après que Mingus m’engage avec Lonnie Hillyer, nous avons joué une fois avec Dolphy et Ted Curson dans un bar du Greenwich Village qui s’appelait le Showcase, tout juste avant la séance studio pour Candid qui marquait mon début discographique. Au fil des ans, j’ai appris à l’apprécier davantage pour son approche différente des autres. »
Également en ligne dans la section : Off Festival de Jazz – Nouveau chapitre, nouvelles ambitions
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