Ma vie comme pianiste classique noir

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par Luke Welch

Très tôt dans la vie, j’ai constaté qu’il y avait très peu d’autres jeunes pianistes noirs qui apprenaient la musique classique – du moins, que j’avais pu rencontrer. Quelques décennies plus tard, rien n’a changé. Aucune « croissance du sport », aucune « ouverture vers un plus large public ».

Pourquoi ? La question invite à une analyse du type « la poule ou l’œuf ». Y a-t-il un manque d’intérêt pour la musique classique dans la communauté noire parce qu’elle est tellement sous-représentée aux plus hauts échelons ? Ou est-ce que le manque de représentation est une autre forme de découragement systémique dirigé vers un certain groupe ?

J’ai toujours aimé la musique classique et son étendue apparemment infinie de grande musique. Peu importe le nombre d’heures de travail au piano, il en restera toujours à y mettre et de nouveaux sommets à atteindre. Les œuvres de J. S. Bach et Domenico Scarlatti pourraient à elles seules offrir à un pianiste une vie entière d’exploration. Comme jeune « musicalement doué », je sentais que beaucoup d’autres pianistes se situaient à des années-lumière de moi. Néanmoins, je m’accrochais à mon but de devenir la meilleure version possible du moi musical que je pouvais être.

Alors même que je cherchais constamment à m’améliorer, j’ai souvent dû surmonter de la confusion, du ressentiment, du découragement et parfois du mépris. Je n’ai pas l’« air » d’un musicien classique et je ne parle pas non plus comme un musicien classique (quoi que cela veuille dire). On m’a souvent suggéré – particulièrement quand je vivais à l’étranger – de songer à me recentrer sur quelque chose qui serait prétendument davantage dans mes cordes, comme le jazz.

Il m’est même arrivé – dans les soi-disant tolérants Pays-Bas ! – qu’on m’empêche de mettre les pieds dans une salle de concert où je devais jouer jusqu’à ce que j’arrive à convaincre la personne qui me bloquait l’entrée (heureusement pas le promoteur du concert) de simplement regarder l’affiche du concert pour prouver que j’étais attendu à l’intérieur. À un autre moment, on m’a demandé dans un magasin de disques où je cherchais des enregistrements de Chopin, Liszt et d’autres compositeurs dont j’entendais jouer les œuvres si ce genre de musique était vraiment indiqué pour moi. La réaction que j’ai finalement reçue puait les préjugés : « Eh ben, on ne peut décidément pas juger d’après les apparences ! »

La retenue qu’il m’a fallu pour ne pas piquer une colère a pris toutes les fibres de mon être. Je me souviens d’en avoir parlé à mon père peu après et je fus encore plus découragé d’entendre sa réponse froidement réaliste et non moins sincère : « Mon fils, tu ferais mieux de t’habituer. »

Durant toutes mes années de formation, de l’école primaire à l’université, je n’ai jamais rencontré un autre pianiste noir. Cette observation qui en dit long s’étend aux concours, concerts professionnels et cours de maître en piano. Ce n’était pas une réalité à laquelle je m’attardais à l’époque, étant avant tout préoccupé par les progrès dans ma carrière et mes études. Je ne constatais le déséquilibre que lorsque je rencontrais des gens dans les coulisses après mes propres concerts. « Est-ce que vous interprétez ce genre de musique régulièrement ? », me demandait-on. « On ne voit pas très souvent des gens comme vous jouer de la musique classique. »

De tels incidents m’ont fait saisir que l’enjeu était beaucoup plus considérable que la nécessité de me faire un nom. J’en suis arrivé à comprendre que je représentais une communauté au sein de la communauté – un musicien classique noir (voir : licorne) dans une société déjà marginalisée (la communauté de la musique classique). Non seulement était-il – comme ce l’est toujours – de première importance d’être à mon meilleur sur scène, mais il était impératif d’être conscient que les projecteurs, la caméra et l’attention ne disparaîtraient peut-être pas une fois un concert terminé.

Je ne suis pas enclin à théoriser sur la possibilité que mon ethnicité influe sur mes perspectives de carrière. Je persiste à croire que la qualité vaincra toujours. Aussi longtemps que je me prépare bien, que je me pousse à être demain un meilleur musicien que je ne le suis aujourd’hui, que je maintiens une attitude respectueuse et que je reconnais le soutien incroyable des personnes qui ont contribué à ma carrière, le reste suivra de lui-même. Creuser encore davantage la richesse qui me paraît infinie de la musique classique, parcourir le monde, découvrir de nouveaux endroits, rencontrer de nouveaux visages, donner des concerts, enregistrer des disques : telles sont mes passions. Si la description de poste comporte une sorte de rôle d’ambassadeur, j’embrasse cette fonction, surtout si elle permet d’encourager de jeunes Noirs à explorer un monde dont ils ne connaissent peut-être pas l’existence ou dans lequel ils n’osent pas s’aventurer. C’est une sensation merveilleuse que de faire ce qu’on aime, peu importent les perceptions.

Les mêmes sentiments m’animent entre les concerts. Comme artiste indépendant, je consacre chaque jour bon nombre de mes heures à construire la composante pratique de ma carrière. J’ai aussi mis l’accent sur l’enseignement, travaillant avec des étudiants de tous âges et de toutes habiletés, d’abord aux Pays-Bas, où j’ai vécu de 2008 à 2017, et maintenant de retour au Canada. J’ai longtemps caressé le rêve de devenir professeur dans un collège ou une université.

Combien d’institutions dans cette vaste étendue du Grand Nord blanc emploient des enseignants, professeurs ou éducateurs en musique qui me ressemblent ? Aussi récemment qu’il y a environ un mois, j’ai posé ma candidature à un poste de professeur adjoint à une université canadienne non loin d’où j’habite. J’aurais pensé que mon expérience sur plusieurs continents ainsi que mes acquis comme pianiste de concert et enseignant m’auraient valu au moins une réponse brève. Malheureusement, je n’ai jamais reçu ne serait-ce qu’un accusé de réception, encore moins une invitation à une conversation.

Naïf ou optimiste, j’attends la prochaine occasion.

Traduction par Alain Cavenne

Luke Welch est un pianiste et professeur de Toronto. Son troisième album, The Return: Beethoven and Schumann, est paru en 2019. Pour un accès à une version plus longue de cet essai, un balado et d’autre information, aller à www.lukewelch.ca.

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