Festival Montréal/Nouvelles Musiques: Une fascinante tour de Babel

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Cette année, la 12e édition du festival international Montréal/Nouvelles Musiques sera placée sous le thème « Musique et images ». Sa programmation de 18 concerts rouvrira le débat sur ce sujet ancien qui a occupé l’esprit des compositeurs avant même l’invention du cinéma et qui, à l’ère d’une société de plus en plus médiatisée, prend une importance grandissante.

Aujourd’hui, il ne semble plus y avoir de limite au potentiel d’interactions entre le son et l’image, du cinéma à l’animation vidéo en passant par le numérique et par tout ce que la musique elle-même contient de visuel en tant que médium. Rencontre avec le directeur artistique de la SMCQ, Simon Bertrand, témoin privilégié de cette fabuleuse mosaïque d’approches artistiques.

Débuts en trombe

Francis Battah

Les deux semaines de festival seront lancées officiellement le 14 février par un programme explosif nommé Dynamite Barrel. Lauréate du prix Ernst von Siemens 2025, un des prix les plus prestigieux au monde, la compositrice norvégienne Kristine Tjøgersen y présentera une œuvre inspirée du cinéma de Bollywood et notamment d’une scène de danse extraite du film Gumnaam (1965). « Ceux qui connaissent ce genre de cinéma savent qu’il y a beaucoup de mouvement et des numéros de danse. C’est très animé. Au final, la musique de We should get to know each other est synchronisée de manière très précise à l’image. Ça se rapproche de ce qu’on appelle du mickeymousing, où presque chaque geste musical a une répercussion synchronique à l’écran. Bien sûr, ce n’est pas la seule approche entre musique et image que l’on explorera pendant le festival, mais dans ce cadre-ci, c’est très amusant », déclare M. Bertrand.

La création de Francis Battah, Cyan Saturn, adopte une approche complètement différente. Le compositeur québécois profitera de l’instrumentation déjà en place ce soir-là – notamment batterie, clarinette et saxophone – pour explorer l’univers du jazz. « C’est quelque chose qu’il n’a encore jamais fait, raconte le directeur artistique de la SMCQ. Ça ne ressemble pas pour autant à du Gershwin, évidemment. C’est un mélange qui vient de la musique du XXe siècle et de certains éléments issus du jazz d’avant-garde. C’est une œuvre très riche harmoniquement et colorée, avec des demi-teintes. »

Le lendemain, changement d’ambiance avec le concert Machine for taking time – Palais de Mari, interprété par Eve Egoyan et Isak Goldschneider. « Il faut s’attendre, entre autres, à une vidéo incroyable de David Rockeby. Celle-ci a été réalisée avec 750 000 images de la ville de Montréal filmée au gré des saisons et des conditions météorologiques. La musique d’Ann Southam qu’elle accompagne est lente, contemplative, et offrira un énorme contraste avec le concert de la veille. Aussi au programme, une création de Hans Martin et Palais de Mari de Morton Feldman, sur un visuel original d’Elysha Poirier. »

Troisième concert de cette série à la Société d’arts technologiques : ¡Némangerie mâchée! Autre concert et autre procédé, comme nous l’explique M. Bertrand. « Les images ont été conçues en même temps que la musique, qui a résulté elle-même d’improvisation et de composition collective de l’ensemble vocal Phth. L’artiste Beth Frey a utilisé l’intelligence artificielle et le numérique pour créer un visuel qui capte les cinq chanteurs, mais en modifie l’apparence, un peu comme du morphing. Elle les a transformés en créatures hybrides, animées, souvent fondues en un seul et même personnage. C’est à la fois beau et laid, drôle et terrifiant, choses que Mme Frey entend elle-même faire cohabiter. Un des concerts les plus éclatés du festival. »

Une société de plus en plus visuelle ? 

Nicole Lizée. Photo: Murray Lightburn

Kafka’s Insect, dernier événement à souligner à la SAT, procurera au public une expérience audiovisuelle immersive sous un dôme à 360 degrés. Pour le directeur artistique de la SMCQ, l’artiste se doit aussi d’être en phase avec l’esprit de son époque, avec les moyens mis aujourd’hui à sa disposition, pour mieux jeter sur elle un regard critique, sinon interpeller l’auditoire sur les enjeux qui traversent la société. « À travers les 18 concerts, on se trouve à explorer beaucoup plus en profondeur quelque chose qui est dans l’air du temps depuis déjà plusieurs années. On vit plus que jamais dans un monde visuel. Les gens deviennent accros à des séquences vidéo très courtes sur les réseaux sociaux, parfois même sans avoir besoin de son. Ils regardent ça dans les transports en commun. Les compositeurs s’approprient aussi de plus en plus des supports visuels qui proviennent de l’extérieur, que l’on mélange avec la musique ou quelque chose qu’on conçoit parallèlement à la musique. C’est le cas de Nicole Lizée, compositrice qui fera l’objet d’un concert le 22 février et dont une grande partie du catalogue inclut de la création vidéo. Beaucoup de ces visuels ont été créés sur mesure pour les spectacles et font partie intégrante de la chose. Dans certains cas, on trouve du dessin ou de la calligraphie. Il ne faudra donc pas toujours s’attendre à de la synchronicité, mais plutôt à un dialogue entre la musique et l’image. »

Au cinéma

Dans les années 1950 et 1960, c’est souvent par le cinéma d’horreur et de science-fiction que le grand public a pu entendre de la musique moderne pour la première fois, rappelle M. Bertrand. « Les gens écoutaient cette musique à l’écran, ils la trouvaient géniale, mais ils arrivaient ensuite aux concerts et, à côté d’une œuvre de Beethoven, ils ne la comprenaient plus. C’est le pouvoir du visuel que de faire comprendre les univers sonores, c’est quelque chose d’indéniable.  C’est le pari avec la thématique de cette année. »

L’œuvre de György Ligeti, par exemple, a servi de bande sonore à 2001 : l’odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick. Elle a donné à ce film expérimental toute la matière pour exprimer le profond malaise de l’équipage, prisonnier d’une intelligence artificielle. La contribution du compositeur hongrois au genre cinématographique s’est aussi manifestée plus tard dans The Shining (1980) et Eyes Wide Shut (1999) du même réalisateur. Comme il l’avoue lui-même, le directeur artistique de la SMCQ ne pouvait que rendre hommage à Ligeti et à ce qui constitue certainement le premier domaine d’interactions entre musique et images en termes de reconnaissance et d’ancienneté. « Ce concert aura lieu à la Maison symphonique avec l’Orchestre symphonique de McGill. Fidèle à moi-même, j’ai voulu qu’il y ait une création. On a donc intégré dans le programme une œuvre d’un jeune compositeur, Liam Gibson, qui s’est aussi inspiré de l’univers de Kubrick. Le visuel sera préparé par Sylvain Marotte, collaborateur régulier de la SMCQ. Je ne dirai rien de plus à ce sujet pour ne pas gâcher la surprise, mais on ne se contentera pas juste de projeter des images de film. Ce concert sera l’un des grands moments du festival, tout comme celui du lendemain à l’oratoire Saint-Joseph qui réunira Instruments of Happiness, l’Orchestre des jeunes du West Island et l’Orchestre de la Montérégie ainsi que l’ensemble Sixtrum autour d’une nouvelle création de Tim Brady. »

100 guitares avec Tim Brady

Soutien à la relève

Projet 4:4 est l’autre événement du festival à présenter des musiques de film au sens le plus littéral du terme. « C’est un projet immense que l’on a créé avec l’Institut national de l’image et du son, copartenaire principal, et en codiffusion avec les Rendez-vous Québec Cinéma. On a fait un appel de dossiers, on a sélectionné quatre réalisateurs et quatre compositeurs et on les a mis en tandem comme on ferait pour du speed-dating. On leur a tous demandé de faire un film de cinq minutes. Résultat, quatre films qui seront projetés à la salle Pierre-Mercure. Le Quatuor Mémoire, ensemble fantastique de musiciennes, jouera d’abord les musiques seules. On verra par la suite de quelle manière elles seront utilisées avec la projection, en première mondiale, des quatre films. » À noter que la production des films a été parrainée par deux mentors renommés, le compositeur Philippe Brault et le réalisateur Sébastien Pilote. Le comédien Marc Béland animera la soirée.

D’autres artistes de la relève seront mis en lumière, parfois même sans recours aux images. C’est notamment le cas de l’Ensemble Éclat, très remarqué à ses débuts en 2023 et qui revient cette année avec le concert À l’écoute du geste. « Ce sont de formidables jeunes musiciens, sous la direction de Charles-Éric Fontaine. Ici, c’est plus l’élément chorégraphique, le geste musical, le mouvement des mains, des corps qui sera exploré. C’est un concert où il y aura aussi une œuvre avec trois Karlax, un instrument numérique hyper sensible qui permet de programmer n’importe quel son et de le façonner à notre guise. » À cela s’ajoute la participation du duo Airs au concert Delta(s). M. Bertrand poursuit : « Ces deux ensembles avaient carte blanche pour jouer ce dont ils avaient envie. Aussi, il n’y a pas tout le temps une image projetée en arrière. Le concept est large, car il ne faut pas oublier que la musique suggère aussi par elle-même des images. »

Ensemble Éclat. Photo: Philippe Latour

En offrant une carte blanche à ces artistes, le directeur artistique de la SMCQ cherche aussi à répondre aux aspirations de la jeune génération de compositeurs. « Je pense qu’on a vécu à la fin du XXe siècle ce que j’appelle la fin des superstitions – j’oserais même parler des fétichismes – à l’égard des “systèmes” musicaux, comme si on avait compris que le fait de composer une œuvre dans avec un certain “système” n’assurait pas nécessairement sa pertinence et sa modernité. La jeune génération ne pense absolument plus de cette manière. Les compositeurs approchent désormais chaque nouvelle œuvre comme un nouveau défi, comme s’ils recommençaient à zéro, avec un nouveau matériau et de nouvelles idées. Je trouve ça fascinant. »

Nouveautés

Qui dit relève sur le plan humain dit aussi relève sur le plan artistique grâce à de nouvelles œuvres, de nouveaux lieux. « Ne cherchez pas les grandes icônes de la musique contemporaine des années 1970, les Boulez, Stockhausen et compagnie. À l’exception de Ligeti, ils ne seront pas là. C’est un parti pris. Ça n’enlève rien à la valeur de leur travail, mais ma priorité était de présenter des créations, des premières mondiales, des exclusivités ou de nouveaux spectacles. Je pense à Il Teatro rosso et à Mystery of clock. Ce sont deux concerts qu’on présente au Théâtre de la Plaza, un ancien cinéma transformé aujourd’hui en magnifique salle de théâtre de style cabaret. Ce n’est pas là qu’on entend normalement de la musique contemporaine. D’habitude, c’est plus à la salle Pierre-Mercure ou à la salle Claude-Champagne – et à la salle Bourgie, dans une moindre mesure. Là, on a voulu explorer un lieu hors norme. Le public pourra assister à deux grandes premières d’un spectacle global en gestation depuis plusieurs années. On les doit à No Hay Banda, d’une part et, d’autre part, à Mark Fewer et Aiyun Huang; deux exclusivités pour le festival MNM », se réjouit M. Bertrand.

La visualité en musique

La partition musicale fournit parfois une matière visuelle en elle-même. Pour la SMCQ, il était important de souligner cette branche moins connue de la création grâce aux événements DigiScores et Nostalgic images, présentés à l’Agora Hydro-Québec – Cœur des sciences dans le cadre de la série La Grande écoute GRMS/Hexagram/SMCQ. « La manière de noter la musique ne se limite plus au solfège traditionnel, à des portées et des clés de sol. Des compositeurs comme Nour Symon et beaucoup d’autres aujourd’hui utilisent des partitions graphiques et/ou animées qui sont souvent des œuvres d’art en soi. L’Ensemble SuperMusique en proposera plusieurs. De son côté, l’ensemble vocal new-yorkais Ekmeles interprétera notamment une œuvre de Zosha di Castri inspirée de papyrus contenant des fragments de la poétesse grecque antique Sappho. »

L’événement Le son de l’encre portera lui aussi sur les liens entre graphisme et musique. Il donnera à voir de la calligraphie en direct parallèlement à de la musique contemporaine, dont une création de François Déry interprétée par le Trio d’argent.

Perspectives

Concert Mig’maq/Basques

La programmation du festival MNM est à l’image de ce qu’est devenu le monde de la musique contemporaine, un monde peuplé de langages multiples qui cohabitent et s’entrecroisent. Simon Bertrand insiste sur cette diversité des approches qu’il se doit de représenter ici. « Aujourd’hui, les compositeurs ne fonctionnent plus en excluant un langage musical, une manière de noter la musique ou de s’exprimer. Ils sont complètement dans l’idée et l’utilisation de techniques diverses pour s’exprimer musicalement. C’est fascinant. Il y avait sans doute dans les années 1960 et 1970 plus d’homogénéité, avec de grands courants (sériel, spectral, etc.). On est entré dorénavant dans une ère d’hétérogénéité. L’artiste intègre plein de techniques ou de manières différentes, des médiums différents, du sonore au visuel en passant par le numérique. C’est une espèce de tour de Babel. Personne n’est obligé de tout y aimer, mais cet équilibre est certainement une représentation du monde dans lequel on vit aujourd’hui. »

Le public de la musique de création montre, lui aussi, des signes de mutations, selon le directeur artistique de la SMCQ. « Dans les années 1970, on essayait d’expliquer désespérément la démarche des compositeurs au public. Je ne suis plus convaincu que ce soit dans l’intérêt de quiconque aujourd’hui. Le public veut goûter et non plus savoir la recette. On est dans une société où les gens ne souhaitent plus qu’on leur dise ce qu’ils doivent ressentir, d’où les défis de la médiation culturelle aujourd’hui. À cause des réseaux sociaux et de la manière dont ils communiquent, ils veulent immédiatement comprendre et apprécier. Musicalement, la multiplicité des approches est là aussi pour tenir compte d’une société qui devient de plus en plus TDAH (trouble de l’attention et de l’hyperactivité). »

À quoi aspirent les compositeurs désormais, compte tenu des profondes mutations sociétales qu’ils ont à subir ? Réponse de Simon Bertrand : « Ils cherchent leur propre identité, ils ne veulent plus faire partie d’un dogme ou d’une secte, mais explorer par eux-mêmes. Cette quête se concrétise par le fait qu’il s’invente tous les jours de la nouvelle musique dans le monde et qu’il se crée de nouveaux langages. Derrière ça, il y a le désir des compositeurs de représenter ce monde et ainsi de faire fusionner les langages. Comme disait Edgar Varèse, “être moderne, c’est être naturel, c’est être un interprète de l’esprit de son temps”. »

Le festival MNM s’achèvera le 1er mars par un concert au croisement des cultures en coproduction avec le Centre des musiciens du monde, Mig’maq/Basques. Il sera suivi de La Grande Nuit 2025, un événement nocturne dans le cadre de la série La Grande Écoute en collaboration avec le GRMS. www.smcq.qc.ca

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A propos de l'auteur

Justin Bernard est détenteur d’un doctorat en musique de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la vulgarisation musicale, notamment par le biais des nouveaux outils numériques, ainsi que sur la relation entre opéra et cinéma. En tant que membre de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), il a réalisé une série de capsules vidéo éducatives pour l’Orchestre symphonique de Montréal. Justin Bernard est également l’auteur de notes de programme pour le compte de la salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal et du Festival de Lanaudière. Récemment, il a écrit les notices discographiques pour l'album "Paris Memories" du pianiste Alain Lefèvre (Warner Classics, 2023) et collaboré à la révision d'une édition critique sur l’œuvre du compositeur Camille Saint-Saëns (Bärenreiter, 2022). Ses autres contrats de recherche et de rédaction ont été signés avec des institutions de premier plan telles que l'Université de Montréal, l'Opéra de Montréal, le Domaine Forget et Orford Musique. Par ailleurs, il anime une émission d’opéra et une chronique musicale à Radio VM (91,3 FM).

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