Dorothéa Ventura : À la croisée des chemins

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Dorothéa Ventura sait tout faire ou presque : danser, jouer, chanter, diriger… La polyvalence de cette artiste est telle qu’aujourd’hui elle est engagée comme claveciniste, soprano, danseuse ou comédienne, parfois à double ou triple emploi !

Son répertoire de prédilection demeure néanmoins la musique baroque. Rencontre avec celle qui a repris les rênes des Idées heureuses, succédant ainsi à la fondatrice de l’ensemble, Geneviève Soly, en tant que directrice artistique.

Mariage neigeux, mariage heureux

Ventura se souvient du premier concert de l’an 1, il y a 38 ans, en pleine tempête de neige. « À l’époque, j’étais l’élève de clavecin de Geneviève Soly. C’est elle qui m’a initiée à la musique baroque. Je voulais voir ça de près. La première chose que j’ai faite – autre que de déchirer les billets et distribuer les programmes – était de tourner les pages pour elle, sans grand succès d’ailleurs. J’ai gravité autour des Idées heureuses comme bénévole pendant longtemps. Tous les concerts avaient lieu à l’ancienne église Erskine and American (désormais transformée en salle Bourgie) où Geneviève était également organiste », raconte-t-elle.

C’est aussi avec Les Idées heureuses que Ventura a joué son premier concert professionnel à titre de claveciniste. On a pu la voir ensuite sur scène comme chanteuse, danseuse et, dans certaines productions, comme comédienne. « C’est vraiment un ensemble qui m’a vu grandir. La passation avec Geneviève, il y a 2 ans, était toute naturelle. »

Chants du terroir

Les Idées heureuses portent bien leur nom. L’allusion à la pièce éponyme pour clavecin de François Couperin indique évidemment une prédominance du répertoire baroque, mais d’autres périodes et d’autres styles offrent autant d’occasions pour elle de cultiver le bonheur de faire de la musique de chambre. C’est notamment le cas du concert du 12 novembre, intitulé Jamais je ne t’oublierai. « J’ai fait appel à Jean-François Daignault, mon complice musical depuis très longtemps, et lui ai donné “carte blanche”, un concept que Geneviève avait développé il y a quelques années, mais seulement avec ses directrices adjointes, dont j’ai fait partie pendant un an. Jean-François a une vision très personnelle. C’est lui qui m’a suggéré de faire un lien entre la musique médiévale, la Renaissance et le folklore canadien-français parce qu’il voyait des similitudes entre les thèmes, les personnages, les sonorités et les techniques d’écriture des chansons. On essayera de tisser une toile musicale pour faire découvrir des pièces anciennes au public et en même temps lui faire redécouvrir des pièces qui lui sont familières, souvent attachées à l’enfance. On se fait chanter beaucoup de ces chansons quand on est jeune, avant de s’endormir, mais pour une raison que j’ignore, on finit par ne plus les entendre à l’âge adulte. Ce sera donc un concert lié aux souvenirs et à l’enfance. J’ai bien hâte de voir ce que le mélange des styles va donner. »

Musique et danse en Nouvelle-France

À travers l’offre musicale des Idées heureuses, Ventura poursuit la quête identitaire québécoise qui était celle de Geneviève Soly au gré de ses recherches sur les différentes communautés religieuses au Québec et sur les musiques qui s’y rattachaient. « Il y a une quinzaine d’années, on avait déjà fait un concert Musique et danse en  Nouvelle-France. J’ai décidé de le remettre sur la table, avec de nouveaux interprètes, un nouveau scénario et une mise en scène de Marie-Nathalie Lacoursière qui inclura des costumes, de la danse baroque et de la comédie. Nous serons tous sur scène des interprètes multidisciplinaires. Nous danserons, nous chanterons presque tous et nous jouerons d’un instrument. C’est quelque chose que j’aime beaucoup comme artiste polyvalente. On raconte l’histoire d’une épistolière de la Nouvelle-France, Élisabeth Bégon, qui dresse un portrait détaillé, souvent humoristique, de l’élite coloniale à la fin du Régime français. Pendant le concert, il y aura des lectures de lettres, entrecoupées de musique et de petites saynètes. Ce sera un concert rafraîchissant et certainement différent de tout le reste. »

S’appuyant sur les recherches du violoniste Olivier Brault, Les Idées heureuses ont élaboré le répertoire du spectacle à partir de partitions retrouvées dans les archives des intendants de la Nouvelle-France, dont on sait qu’elles ont été rapportées du Vieux Continent. « C’est dur de départager entre ce qui vient d’ici et de l’Europe. Mes origines sont européennes, mais je suis née ici alors il est important pour moi, d’un point de vue personnel, d’entretenir ce lien. Je ne pourrais pas faire que de la musique européenne, il faut aussi s’inscrire dans notre musique locale. »

Polyvalence recherchée

Crédit photo: Robert Etcheverry

L’activité professionnelle de Ventura dépasse largement le cadre des Idées heureuses et de la musique baroque. Au fil des ans, elle a collaboré avec des ensembles d’horizons très différents, au point de se voir elle-même aujourd’hui comme un liant, un dénominateur commun qui fédère autour d’elle de nombreux artistes. Elle fait régulièrement partie du chœur de l’Opéra de Montréal et de l’Orchestre symphonique de Montréal en plus d’être membre active de l’Orchestre métropolitain en tant qu’organiste, récemment dans la Symphonie no 9 de Bruckner (septembre 2024). Ses talents multiples, autant dans les parties instrumentales que chantées, l’amènent parfois à cumuler plusieurs tâches pour combler les besoins des ensembles qui font appel à elle. « Une fois à l’Opéra de Montréal, dans Manon de Massenet, j’ai joué la partie d’orgue en coulisses alors que j’étais initialement engagée comme choriste. En regardant la partition, je me suis rendu compte que je pouvais faire les deux. Il est donc arrivé que je joue et chante en même temps. »

Aujourd’hui, l’artiste dit se sentir à sa place dans les trois domaines d’interprétation, incluant la danse. Cette confiance est certainement venue avec l’expérience du métier, dit-elle. « Maintenant, la polyvalence est quelque chose de reconnu, d’encouragé, mais pendant très longtemps, j’ai eu le complexe de l’imposteur dans le fait de faire autant de choses. Quand j’étais jeune, les gens du milieu pensaient qu’on se dispersait, que ce n’était pas sérieux. On me disait “un jour, tu vas choisir”. Mais je n’avais pas envie de choisir. Je voulais faire plusieurs choses comme artiste. J’avais l’impression que de savoir chanter m’aidait à mieux comprendre comment jouer et vice versa. »

L’intuition première de Ventura s’est confirmée au fil de sa carrière. « Le fait de savoir chanter me permet évidemment de mieux accompagner un chanteur. Tous les enjeux liés au chant, comme la respiration et l’énonciation du texte, sont des éléments que je comprends absolument. Maintenant que je fais aussi de la danse baroque, je sais si un menuet est trop lent ou trop rapide. Je sais, par exemple, qu’une sarabande trop lente est impossible à danser. Une gigue qui n’est pas assez rapide est tout aussi impossible, car on redescend inévitablement après avoir sauté. La polyvalence dans mon cas et dans l’art baroque, c’est totalement une richesse. »

Histoires de passions

Ventura raconte que ses parents se sont rencontrés chez leur professeur de piano. Leur pratique est restée amateure, mais leur intérêt pour l’instrument les a naturellement amenés à guider leurs deux enfants sur cette voie. « Pour mes parents, il était important que mon frère et moi fassions du piano. Ça faisait partie d’une éducation normale. J’allais au collège Marie de France. Geneviève Soly, qui y était professeure de musique, a demandé à la fin de l’année scolaire si quelqu’un parmi ses élèves voulait jouer un morceau. Il y avait un piano dans la classe et j’ai joué une petite sonate de Mozart. Le lendemain, elle a appelé mes parents et elle leur a dit que je devais faire du clavecin. Ça s’est passé aussi facilement que ça. J’ai essayé le clavecin et ça a été une vraie découverte. Oui, je faisais déjà du piano, j’aimais ça, mais j’ai toujours perçu l’instrument comme un peu trop gros pour moi. Quand je suis arrivé au clavecin, il y a eu comme un déclic. Le répertoire m’a aussi beaucoup plus parlé. »

La passion pour la danse est venue avant même celle pour le clavecin. Pour Ventura, c’était un mode d’expression qu’elle-même avait choisie. « Tout a commencé avec Casse-Noisette. J’ai vu ce ballet à l’âge de 6 ans et je me suis dit que je voulais être danseuse. Je n’ai jamais arrêté depuis et c’est d’abord ce que je me suis mise à faire. J’ai obtenu mon diplôme en danse classique à l’École supérieure de danse du Québec. Plus tard, j’ai fait un baccalauréat en danse contemporaine à l’UQAM. Entretemps, le destin a parlé ! Quand j’étais à l’école de danse, la veille de mon audition pour les Grands Ballets Canadiens, je me suis déchiré un ligament du genou. Cette blessure a un peu dicté la suite, car ça m’a pris plusieurs mois avant de me remettre sur pied et je me suis dit que j’allais me réorienter en danse moderne. Je continuais à faire du clavecin en parallèle, mais il n’y avait rien de professionnel de ce côté-là. »

À l’UQAM,  Ventura a rencontré un danseur qui était aussi contre-ténor et étudiait en chant à l’Université McGill. Ce dernier cherchait une claveciniste pour l’accompagner et a trouvé en elle une partenaire de choix. Il l’a invitée à se joindre à lui pour un cours de maître. Le professeur l’a entendue et lui a demandé si elle ne voulait pas entrer en clavecin à McGill. « J’ai fini par faire un bac à McGill en même temps que celui à l’UQAM. C’est la beauté de la jeunesse ! Quand on a cette rage d’apprendre et des collègues dans le même bateau, on découvre qu’on n’est pas toute seule derrière un clavecin ou toute seule à la barre. Je pouvais partager la musique avec d’autres, c’est là aussi que j’ai découvert le continuo. C’était un moment très révélateur pour moi et tout de suite, j’ai eu des engagements professionnels. Plus tard, j’ai découvert que je pouvais aussi chanter. »

Enseignante et recruteuse

Ironie du sort, Ventura est maintenant coach vocale à McGill, elle enseigne en chant et non pas en clavecin alors qu’elle détient un diplôme dans cet instrument. Depuis la pandémie, elle est même devenue recruteuse pour l’Ensemble Caprice et l’Ensemble ArtChoral. « J’engage beaucoup de chanteurs pour plusieurs productions. Je me retrouve à être ainsi à l’affût des talents. J’aime être rassembleuse de projets et de gens. Il est important pour moi de mettre en évidence ce que sont capables de faire les musiciens d’un ensemble. »

Aujourd’hui, Ventura assume totalement son parcours atypique. « Certains se demandent ce qu’ils feront dans cinq ans, d’autres se mettent dans l’idée de faire des plans de carrière. Je n’ai jamais fait ça, moi. J’y suis allée au gré des rencontres. La compagnie La Nef, par exemple, me propose un projet fou, je l’accepte spontanément. Toute ma vie s’est construite grâce à des rencontres fortuites, à des chemins de traverse. Je n’ai jamais pensé que je ferais du théâtre musical un jour, mais j’ai participé pendant cinq ans au spectacle La mélodie du bonheur. Quelqu’un m’avait entendu chanter dans des funérailles et avait donné mon nom à Denise Filiatrault, qui m’a fait passer une audition. De toutes ces allées et venues, j’ai plutôt été récompensée. »

Jamais je ne t’oublierai. 12 novembre à 19 h 30, à la salle Bourgie, Les Idées heureuses avec Jean-François Daignault (flûte, chalumeau, voix, arrangements, direction musicale)

Musique et danse en Nouvelle-France. 16 janvier 2025, à 19 h 30, à la salle Bourgie du Musée des beaux-arts de Montréal. Interprètes : Catherine St-Arnaud (soprano, clavecin, percussions, danse), Olivier Brault (violon, danse, chant), Grégoire Jeay (traverso, percussions, danse, chant), Mélisande Corriveau (viole de gambe, danse), Dorothéa Ventura (clavecin, soprano, danse), Marie-Nathalie Lacoursière (danse, chant, flûte, mise en scène). Pour toute la programmation, www.ideesheureuses.ca

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A propos de l'auteur

Justin Bernard est détenteur d’un doctorat en musique de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la vulgarisation musicale, notamment par le biais des nouveaux outils numériques, ainsi que sur la relation entre opéra et cinéma. En tant que membre de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), il a réalisé une série de capsules vidéo éducatives pour l’Orchestre symphonique de Montréal. Justin Bernard est également l’auteur de notes de programme pour le compte de la salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal et du Festival de Lanaudière. Récemment, il a écrit les notices discographiques pour l'album "Paris Memories" du pianiste Alain Lefèvre (Warner Classics, 2023) et collaboré à la révision d'une édition critique sur l’œuvre du compositeur Camille Saint-Saëns (Bärenreiter, 2022). Ses autres contrats de recherche et de rédaction ont été signés avec des institutions de premier plan telles que l'Université de Montréal, l'Opéra de Montréal, le Domaine Forget et Orford Musique. Par ailleurs, il anime une émission d’opéra et une chronique musicale à Radio VM (91,3 FM).

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