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Quand on s’attaque aux Variations Goldberg, difficile d’emprunter un chemin qui n’a pas déjà été emprunté 100 fois. Pourtant, la vision qu’en a proposée Víkingur Ólafsson, mercredi soir dernier à la salle Bourgie, avait cette fraîcheur singulière qui nous fait momentanément oublier toutes les fois ou presque où nous avons entendu l’œuvre en question.
L’interprétation du pianiste islandais est un mélange d’éléments et de pratiques qu’on pensait contradictoires. Il y a du respect immense pour cet opus immortel et en même temps, un malin plaisir à provoquer. Une approche du clavier à l’ancienne et en même temps, un romantisme achevé où toutes les flexibilités sont permises. Une volonté de savourer chaque moment, chaque friction, et en même temps une désinvolture à passer d’une variation à l’autre. Bref, tout et son contraire.
Au début, cette interprétation révolte autant qu’elle fascine. Une fois l’effet de surprise passé et l’acceptation de cette contrariété actée, on prend la vraie mesure de ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux : l’artiste nous raconte, à sa manière, une histoire en 32 chapitres. Il nous fait parcourir un long voyage avant de s’en retourner à la maison (comprenez ici, l’aria que tout le monde connaît). Les nombreux contrastes qu’Ólafsson prend soin de renforcer à chaque changement de tempo sont comme de nouvelles péripéties à l’intérieur de ce périple.
Dès l’introduction aux Variations Goldberg, l’aria démontre son application à faire vivre la moindre vibration émanant du piano. Son toucher admirable lui permet de mettre en relief le contour mélodique de son choix, pas seulement de la voix supérieure ou de la basse, mais des voix intermédiaires qui sont, pour le commun des pianistes, difficiles à faire ressortir.
Si Ólafsson impressionne tant par sa vision atypique de l’œuvre, c’est notamment par son choix de lier certaines variations entre elles alors que rien de ce qui est écrit ne le laisserait penser. Ainsi, l’artiste prolonge la note finale d’une variation grâce à la pédale – impossible à reproduire sur un clavecin ou un pianoforte – et la fait fondre dans la note qui ouvre la variation suivante, comme une lente métamorphorse.
Le point culminant de la soirée, summum de l’émotion, demeure incontestablement la variation no 25. Recroquevillé sur son clavier, le pianiste touche aux profondeurs de l’être humain, dans ce qu’elle a de plus de plus vulnérable face à l’adversité. Il joue cet adagio avec une douceur déchirante et un tempo des plus lents au point où les notes de la partition se détachent les uns des autres et nous parlent individuellement de la souffrance vécue. Il en fait une pièce non plus baroque, mais de style romantique au risque de tomber dans l’excès. Là encore, le choix de l’interprète est sujet à débat. La musique de Bach puise suffisamment dans le pathos pour ne pas en rajouter.
Ólafsson plonge ensuite dans l’excès inverse, à la manière de ce qu’il nous offrait lors de variations précédentes, marquées par une virtuosité débridée. Il achève le cycle de ses 32 épisodes en furie, tel un finale des plus haletants avant l’épilogue de l’aria da capo.
Au moment de recevoir les applaudissements du public, l’artiste remercie élégamment son complice, le nouveau piano de Hambourg, d’un geste de la main. Il s’adresse enfin à la salle pour avouer humblement qu’un rappel ne saurait s’ajouter à ce qui apparaît déjà comme une œuvre complète par excellence.
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