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Barbara Hannigan est une artiste tournée vers l’avenir. Depuis ses débuts professionnels à Toronto, à l’âge de 19 ans, jusqu’à aujourd’hui, 52 ans, la soprano néo-écossaise n’a cessé de parcourir le monde à la recherche de nouveauté. Son ouverture aux musiques de création semble avoir été pour elle un moteur de renouveau artistique. À force de travail acharné, cette interprète de formation s’est métamorphosée en cheffe d’orchestre et spécialisée dans la production de spectacles à la pointe de l’innovation. La fidélité envers ses mentors d’autrefois et la place de mentore qu’elle occupe désormais auprès de la jeune génération en disent long sur la valeur qu’elle accorde aux relations humaines et à la transmission pour mener à bien ses projets.
Si elle est identifiée à l’avant-garde musicale, c’est en grande partie grâce à l’intensité de ses prestations et à ses prises de risque insensées sur scène. Son interprétation de Mysteries of the Macabre de Ligeti en costume de cuir noir, assorti d’une perruque, avait été l’un des faits marquants de la 4e édition du Festival Montréal/Nouvelles Musiques, en 2009. L’an dernier, pour sa deuxième venue à Montréal après 13 ans d’absence, elle avait donné le vertige au public de la Maison symphonique en chantant Djamila Boupacha de Luigi Nono du haut de l’orgue Pierre-Béique et était redescendue sur scène pour la pièce Lonely Child de Claude Vivier. « L’Orchestre symphonique de Montréal a une sensibilité, une discipline et un son que j’aime beaucoup. J’ai offert trois prestations au public montréalais, dont la dernière était destinée aux familles. Chanter Lonely Child pour les enfants réunis dans la salle était une expérience très émouvante pour moi. »
Les 21 et 22 février, elle aura le plaisir de retrouver les musiciens de l’OSM, sous sa direction, pour la première nord-américaine de sa production de La Voix humaine de Francis Poulenc, un spectacle multidisciplinaire en collaboration avec deux artistes vidéo.
« La Voix humaine est un opéra qui m’est très cher. Je l’ai chanté à l’Opéra Garnier en 2015, soit 5 ans après mes débuts comme cheffe d’orchestre au Théâtre du Châtelet à Paris. Ça avait été un succès instantané. L’œuvre tourne beaucoup autour du contrôle, d’une femme qui cherche à avoir du pouvoir sur elle-même, sur son amant, sur cette situation très étrange. Elle parle de fantaisie, d’imagination, mais aussi du mensonge. Il m’a semblé que le sujet était parfait pour être exploité d’une manière totalement déjantée. J’ai parlé au cinéaste Denis Gueguin et, bientôt joints par Clemens Malinowski, nous avons élaboré ensemble une mise en scène où je suis face à l’orchestre, dos au public, avec 3 caméras sur scène et un grand écran à l’arrière. C’est un peu comme une conversation virtuelle. »
Au moment de concevoir cette production, en amont de la première en 2021 avec l’Orchestre philharmonique de Radio France, Barbara Hannigan était loin de s’imaginer la popularité grandissante des applications de visioconférences, mais ses intuitions de départ résonnent plus que jamais aujourd’hui avec nos nouveaux modes de fonctionnement. Son idée était de faire l’impasse sur le téléphone et d’utiliser les projections sur écran comme des manifestations de l’imagination du personnage féminin, raconte-t-elle. « Il ne faut pas prendre tout ce qu’elle dit au sens littéral. Dans la pièce de Jean Cocteau, c’est la même chose. Elle dit qu’elle adore imaginer des choses. Il est possible que la relation amoureuse, que l’amant, n’existe que dans sa tête. C’est pourquoi j’ai voulu créer cette production. Je n’ai pas l’impression que cette forme de théâtre chanté a existé auparavant. »
Il est en effet hors du commun de voir une cantatrice diriger un orchestre, interpréter en même temps sa partie de soliste et être filmée en direct. Beaucoup de travail, de mémorisation, d’appropriation de la partition ont été nécessaires pour en arriver là. Elle a développé des gestes précis comme cheffe et dû communiquer étroitement avec les musiciens de l’OSM pour que tous soient alignés sur sa vision de l’œuvre. « Quand j’entre sur scène, j’incarne déjà le personnage. Dans ce contexte, c’est la Femme qui dirige et la même qui chante. Elle imagine qu’elle est Barbara Hannigan à la Place des Arts devant l’OSM. »
La conceptrice, pour qui La Voix humaine s’apparente à un thriller psychologique digne des plus grands films d’Alfred Hitchcok, a bien l’intention de faire vivre toute une expérience à l’auditoire. « Ce sera un spectacle exaltant, d’abord pour les musiciens puisqu’ils sont sur le qui-vive tout le temps. D’une interprétation à l’autre, ma direction peut changer. C’est virtuose pour tout le monde, pour l’orchestre, pour moi, pour les techniciens. Clemens Malinowski fixera les caméras tantôt sur mon visage, tantôt sur mes mains, parfois en les dédoublant, en les triplant. »
Le programme de la soirée inclut Métamorphoses de Richard Strauss. « J’ai choisi de commencer par cette œuvre, car elle aborde, selon moi, des sujets similaires à La Voix humaine : la solitude, la perte, l’isolation, la mélancolie, le fait de vivre dans le passé. Le sentiment de sincérité transparaît aussi beaucoup. Dans l’opéra de Poulenc, il y a certes du jeu, de la manipulation, mais le personnage finit par exprimer ses vraies émotions. Il en va de même pour nous, interprètes. Au-delà des élans de virtuosité, le plus important est d’être vrai dans l’interprétation. »
Equilibrium
« La musique, c’est comme un sport. Ce sont 10 000 heures de pratique depuis que j’ai 5 ans, c’est de la discipline physique, mentale, mais aussi un esprit d’équipe. »
En 2017, Barbara Hannigan a fondé un programme de mentorat, Equilibrium, dont l’objectif est de guider les jeunes musiciens professionnels dans leurs débuts de carrière. Pour leur donner toutes les chances de réussite, elle a fait appel à plusieurs professionnels du sport, y compris des entraîneurs de soccer, de natation et de tennis. Elle-même se voit désormais comme une coach. « Quand j’étais plus jeune, j’ai beaucoup travaillé sur moi-même, sur ma discipline mentale. Je suis maintenant rendue à une autre étape de ma vie. Je partage mon expérience avec les jeunes et avec mes collègues. Mener une vie d’artiste en tournée presque 11 mois par an, répondre aux attentes du public, continuellement gérer la pression avant de monter sur scène, même après tant d’années… tout ça est dur, mais procure aussi des émotions incroyables que j’adore. C’est un sport d’endurance qu’on met du temps à maîtriser, comme si on faisait un marathon », admet Barbara Hannigan, après 33 ans d’expérience dans le milieu.
Pour le plus grand plaisir de sa fondatrice, Equilibrium compte maintenant à peu près le même nombre de chanteurs et de chefs d’orchestre dans ses rangs. Bien qu’elle soit devenue mentore, Barbara Hannigan a conscience qu’une artiste ne finit jamais d’apprendre sur elle-même et sur son métier. « Depuis trois ans, par exemple, je suis accompagnée à l’occasion par un jeune chef d’orchestre originaire du Costa Rica. Il était justement avec moi en tournée en Suisse, au début de janvier. Il m’a dit : “Barbara, tu as changé ma vie.” Et je lui ai répondu : “Mais Luis, tu as changé ma vie.” Il est important que l’apprentissage soit réciproque. Être mentor, cela prend de l’énergie, mais cela en donne aussi beaucoup. Tout est dans l’échange. »
Depuis quelques semaines, Barbara Hannigan a mis sur pied une nouvelle production de The Rakes’s Progress de Stravinski, un opéra qu’elle avait déjà monté avec Equilibrium lors de la saison 2018-2019. Des membres actifs et anciens du programme ont pu ainsi partir en tournée du 2 au 7 février en Suède ainsi qu’en Allemagne, avec le Swedish Chamber Orchestra. « La vocation d’Equilibrium est intemporelle, estime-t-elle. L’idée de cette initiative doit continuer à vivre. »
Barbara Hannigan s’investit dans tous les sens du terme. Depuis trois ans, elle peut compter sur le soutien de Société Générale, une banque française. Malgré tout, elle continue de verser un certain pourcentage de ses cachets à ce projet d’avenir. « Ce n’est peut-être plus nécessaire à ce stade, mais ça l’est pour moi. Les musiciens professionnels qui ont eu une carrière, du succès, ont le devoir de redonner aux plus jeunes au nom de l’art et de la musique classique. J’ai moi-même eu la chance de bénéficier de la générosité d’autrui. Il est impossible de faire carrière seule. »
Mentors
Barbara Hannigan évoque volontiers les mentors qui ont rythmé les premières années de sa carrière. Au fil de ses séjours à l’étranger, des rencontres formatrices lui ont permis de se développer en tant qu’artiste. Elle en a puisé des astuces, des conseils pour nourrir, dit-elle, sa « satisfaction profonde d’être musicienne ». Elle garde une tendresse particulière pour Reinbert de Leeuw, pianiste et chef d’orchestre néerlandais. « Reinbert était mon mentor depuis mes 25 ans, quand je suis arrivée aux Pays-Bas. Nous avons fait plus de 75 concerts et quelques enregistrements ensemble. Il est décédé en février 2020, juste avant la pandémie, mais demeure encore avec moi chaque jour. Je repense à ses conseils et me demande souvent quelle serait son opinion sur certains sujets du quotidien que j’ai à traiter. J’ai la chance d’avoir son piano chez moi [en entrevue depuis sa maison en Bretagne, Barbara Hannigan nous montre l’instrument qui trône au milieu du salon, NDLR]. J’ai encore beaucoup de ses livres, son métronome, ses baguettes de chef. Il est toujours avec moi. »
L’héritage de Reinbert de Leeuw ne se limite certainement pas aux biens matériels. Barbara Hannigan poursuit : « La plus importante leçon qu’il m’a donnée est d’être authentique. C’est aussi ce qui nourrit la force de ma passion et me procure de l’énergie. Si je fais quelque chose qui ne me passionne pas, ça ne peut pas marcher. »
Depuis qu’elle assume des fonctions de cheffe d’orchestre, Barbara Hannigan s’inspire d’autres collègues et artistes qui lui semblent authentiques dans leur démarche. Parmi eux, Leonard Bernstein, récemment à l’honneur dans le film Maestro, Simon Rattle, avec qui elle a eu la chance de collaborer, et Yannick Nézet-Séguin. « Pour moi, la maîtrise technique est à la portée de n’importe quel chef d’orchestre, mais c’est leur authenticité qui les met vraiment dans une classe à part. En ce moment, je suis obsédée par Barbra Streisand. Elle est une artiste qui cherche toujours à faire quelque chose de nouveau. Elle avait un fort caractère, mais aussi sa part de vulnérabilité. Elle a été réalisatrice, actrice, chanteuse… mes inspirations sont des gens qui prennent des risques, qui ont une démarche artistique et sont curieux de tout. »
Son futur à Montréal
Après La Voix humaine de Poulenc, Barbara Hannigan sera à Montréal pour une autre semaine encore. Les 28 et 29 février, elle interprétera, à titre de soprano uniquement, In the half-light de Zosha Di Castri, une œuvre qu’elle avait elle-même présentée en première mondiale en mai 2022 avec l’Orchestre symphonique de Toronto. En novembre 2025, elle fera ses débuts à la salle Bourgie dans un récital consacré à Olivier Messiaen avec Bertrand Chamayou au piano. « Nous avons enregistré ensemble un album qui sortira en avril. Au programme, Poèmes pour Mi, Chants de la terre et du ciel et La Mort du nombre. On retrouve dans ces musiques un amour profond pour sa première femme, Claire Delbos, et leur enfant Pascal. Après la mort de Reinbert de Leew, j’ai longtemps cherché quelqu’un avec qui je pouvais travailler en duo. Pour ce répertoire, et la forme du récital, c’est maintenant Bertrand Chamayou. »
Pour connaître l’agenda de Barbara Hannigan, visitez le www.barbarahannigan.com et www.equilibrium-youngartists.com.
Playlist
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