« Avoir la reconnaissance internationale, au-delà des couleurs ethniques ou politiques, c’est la croix et la bannière »
D’un charisme naturel très inspirant, elle était l’une des princesses des Nuits d’Afrique 2017. Emel Mathlouthi était de retour à Montréal avec un nouvel album « Ensen » (Humain) qui chante les tourments de l’être dans son universalité, avec une exquise mélancolie romantique qui rappelle le 18e siècle et dont s’inspire cette expérimentatrice et chercheure insatiable de nouveaux horizons artistiques. Rencontre.
Elle était intense, débordante d’énergie. La théâtralité de ses mouvements et son langage corporel très expressif en disent long sur la passion de la scène qui anime cette cantatrice à potentiel qui risque de nous surprendre encore et encore. Et chose promise, chose due. Emel Mathlouthi marque un tournant dans sa carrière avec son nouvel opus dédié à la contemplation lyrique intempestive du monde avec une charge de spiritualisme new age qui questionne l’humain et tente de le réconcilier avec lui-même sur fond d’une musique électronique expérimentale, assez cinématique, marquée par une grande charge de dramaturgie très lyrique.
« Ensen » ( sous le label indépendant : Partisan Records) confirme la portée universelle de l’ambition qui motive cette auteure-compositeure-interprète attentive aux grands questionnements qui hantent l’humanité du 21e siècle. « L’individualisme, la froideur me révoltent beaucoup, dit-elle. J’essaye de faire prendre conscience aux gens de leur humanité la plus profonde, de leurs sentiments les plus purs, les plus sincères. » Si elle affectionne la chanson à message, elle travaille fort avec des musiciens de différents horizons artistiques (Scandinaves, Français, Arabes, Anglo-saxons… et qui partagent ses affinités artistiques, avec toujours comme principe directeur : trouver le juste équilibre entre la musique et le texte, la forme et le contenu. « Les deux sont considérés avec la même importance. Ils vont ensemble. Pas de domination de l’un sur ni l’autre », indique-t-elle. Elle souligne qu’avec la maturité artistique, le texte n’est plus le préalable nécessaire. « La création artistique gagne en souplesse et devient plus fluide. On commence à être plus réceptif à toutes sortes d’idées, à toutes les petites étincelles de l’inspiration qui peut venir d’une phrase éloquente, d’une mélodie captivante, d’un air qui incite à la méditation , d’une simple note. » Pour cette poétesse aérienne, éprise de liberté, « un air peut parfois invoquer quelque chose de plus libre, de plus créatif et de plus recherché. »
Libre…encore et toujours !
Emel ne se fait pas de souci concernant l’emprise de sa chanson emblématique Kelmti Hourra qui était devenue un hymne durant la révolution de jasmin (en Tunisie) en 2010 et qu’elle a interprétée magistralement en compagnie d’un grand orchestre lors de la cérémonie du Prix Nobel de la Paix en 2015. C’était un moment historique, une consécration de cette étoile montante du lyrisme universel. « Mon nouvel album le prouve, je suis tout autant inspirée, je ne m’arrête pas à Kelmti Hourra j’ai encore beaucoup d’idées pour le prochain album », dit cette artiste qui a grandi dans une ambiance familiale et sociale marquée par une grande diversité musicale : la musique classique européenne, les différents styles de la musique latino-américaine et surtout les voix les plus singulières de la musique arabe, notamment celle du grand artiste humaniste Marcel Khalifa. L’art de Emel s’inspire également de grands artistes poètes tels que Bob Dylan, Joan Baez ou encore de la chanteuse du fado, Amalia Rodriguez, entre autres. C’est dire l’universalité des sources d’inspiration de cette artiste nomade qui adore le voyage permanent entre les cultures et les musiques des quatre coins du monde. Son nouvel album qui a été conçu lors de ses fréquentes déplacements en Europe, en Afrique (notamment la Tunisie, sa terre natale) et en Amérique du Nord, où elle a choisi son nouveau port d’attache (New York) depuis trois ans, après avoir été basée à Paris. Sans doute, pour asseoir les bases d’une carrière à l’international. Elle y croit plus que jamais et…décidée à réussir son grand challenge.
Rêve fou et…cri de coeur
Interrogée par La Scena Musicale sur son rêve artistique le plus fou, elle indique : « Ma réponse risque de vous surprendre.» Et elle poursuit : « je ne sais pas si on peut avoir de rêves fous d’artistes de nos jours. Mais, le mien, qui n’est pas si fou que ça, est d’être programmée dans un festival qui n’a pas nécessairement connexion avec la partie du monde d’où je viens, ni avec la politique, un festival qui n’a aucune connexion avec l’exotisme, mais qui serait un festival qui inviterait des artistes pour leur créativité pur et simple », dit-elle. Elle regrette, non sans amertume, que cela ne soit pas encore réalisé. Et ne cache pas son incompréhension : « Je donne beaucoup de concerts à travers le monde et je suis accueillie dans beaucoup de festivals extraordinaires. Cependant, je n’ai pas encore réussi le challenge de faire partie d’un univers d’artistes qui n’est pas forcément associé à mon ethnicité ou à la politique ». Mais, elle a tout à fait conscience de la bataille artistique à livrer : « Pour un artiste de mon genre, arriver à décrocher un grammy, par exemple, c’est la croix et la bannière pour se faire imposer pour sa création, pour son langage artistique, pour son talent. »
Pour Emel, les médias ont leur part de responsabilité dans cette « injustice ». « Si les médias nous donnent à nous les artistes qui ne viennent pas d’Europe ou d’Amérique les mêmes opportunités et nous réservent le même espace que les autres, je pense qu’on pourrait avoir beaucoup plus de succès et plus de rayonnement à l’international », dit-elle en soulignant que les difficultés à percer sont encore plus grandes dans le cas d’une artiste femme porteuse d’un projet artistique avant-gardiste….et qui plus est ne chante pas en anglais et…. n’est pas de race «blanche». Que de facteurs négatifs ? Soit. Cette battante compte bien en faire des points de force. Son moteur se nourrit de sa profonde conviction qu’elle apporte vraiment « quelque chose d’assez nouveau et d’assez différent ». « le mélange de genre que je fais n’est pas facilement classable et je crois qu’il est assez original », dit-elle avec la fougue de celle qui n’aime pas les sentiers battus et ne craint pas d’emprunter les chemins les plus éprouvants pour atteindre son idéal artistique. L’intérêt que suscite son expérience artistique singulière la conforte, bel et bien, dans son instinct d’exploratrice.