Passion baroque – Le langage musical et l’esthétique de l’époque baroque

0

This page is also available in / Cette page est également disponible en: English (Anglais)

Après le Suisse Heinrich Wölfflin, l’esthéticien catalan Eugenio d’Ors, théorisant le Baroque, le situe entre le bûcher de Giordano Bruno en 1600 et la mort de Jean-Sébastien Bach en 1750. […] L’un des traits généraux du Baroque musical étant le soutien de la basse continue, il est aisé de constater que ce continuo apparaît vers 1600 pour disparaître peu après 1750. Et ce siècle et demi se subdivise non moins aisément en trois périodes d’un demi-siècle chacune, Premier Baroque, Baroque médian et Baroque tardif, périodisation beaucoup moins arbitraire qu’il n’y peut paraître de prime abord.

Les trois périodes du Baroque

Dès l’origine, ce sont trois grands pays qui vont dominer le développement du Baroque européen, l’Italie, bien sûr, l’Allemagne du Saint-Empire et la France. […] Autour de Monteverdi et Cavalli en Italie, de Schütz en Allemagne, de nouvelles formes naissent, avec une question essentielle : comment passer de la concision d’un motet ou d’une chanson polyphonique à une œuvre de plus vastes dimensions ? L’oratorio et l’opéra y répondront dans le domaine vocal, la variation et la suite dans le domaine instrumental. Le « Baroque médian » occupe la seconde moitié du XVIIe siècle. […] Les musiciens de ce temps privilégient l’expression des émotions, qu’elles soient d’ordre profane ou spirituel. Les formes elles-mêmes se cristallisent dans la suite instrumentale, les préludes et variations de chorals, les versets de messe et les hymnes, et bien sûr dans les grands genres du théâtre lyrique, tragédie lyrique ou opéra-ballet. […] L’année 1685 voit apparaître les génies du Baroque finissant […], Vivaldi, Telemann, Rameau, Haendel, Bach et Scarlatti. Genres et formes acquièrent alors leurs structures archétypiques : la fugue, la sonate et le concerto, grosso ou de soliste. Dans le domaine de la musique vocale, ce sont la cantate sacrée ou profane, l’opera seria et l’opera buffa, ainsi que, sur le versant sacré, l’oratorio.

La musique de cette grande époque se distingue de celle des temps passés et futurs par des traits spécifiques comme le primat de l’harmonie sur le contrepoint jusqu’à la consécration de la tonalité triomphante, le développement du langage fugué avec l’apothéose du monothématisme, la pensée rhétorique pour ordonner le discours musical, ainsi que la généralisation de la basse continue pour résumer et soutenir l’harmonie de l’édifice sonore.

L’ivresse des sons

En un seul et même mouvement se développent donc la facture instrumentale et les techniques de jeu à mesure plus virtuoses que permettent les nouveaux instruments. […] C’est en Italie, plus particulièrement à Crémone, que la lutherie du violon connaît son apogée, dans les années 1690-1720, [avec]la dynastie des Amati, le génial Stradivari, la famille Guarneri… À Venise, Matteo Goffriller se spécialise dans les violoncelles. Sous influence italienne, l’école française de lutherie se développe à Mirecourt au XVIIe siècle. […] Trouvant aisément sa place dans les maisons, le clavecin permet à un seul musicien de faire entendre une polyphonie et de soutenir harmoniquement voix et instruments. C’est l’une des raisons de son extraordinaire épanouissement en cette période dans l’Europe entière. […] La facture d’orgue se développe considérablement en France, aux Pays-Bas et dans le Saint-Empire, qui en deviennent autant de centres majeurs. De tous, le plus grand maître est assurément Arp Schnitger, établi à Hambourg et auteur de près de 160 instruments généralement de grandes dimensions.

Orgue de l’église Saint-Jacques de Hambourg, construit par Arp Schnitger

Une histoire de tempérament

La question du tempérament, ou plutôt des tempéraments, traverse tout l’âge baroque. Avec le développement des instruments à clavier […], il a bien fallu constater que l’accord d’un instrument à notes fixes pose des difficultés insolubles autrement que par des compromis. En effet, en accordant toutes les quintes parfaitement justes, on voudrait retomber exactement sur la note de départ. Or il n’en est pas ainsi, on arrive trop haut. […] En 1618, Michael Praetorius, reprenant les travaux de Zarlino, propose un tempérament mésotonique qui maintient certaines tierces justes mais abaisse des quintes, ce qui permet de jouer parfaitement juste quoique dans un petit nombre de tonalités seulement. […] Avec le Clavier bien tempéré en 1722, Bach ira beaucoup plus loin. […] En adoptant le « bon » tempérament qu’il avait mis au point (et non un tempérament égal comme on le lit encore parfois aujourd’hui), Bach compose pour chacune des tonalités majeures et mineures un binôme prélude et fugue décrivant mieux que les mots l’affect de chaque tonalité, avec ses zones d’ombre et de lumière.

Douleur, solitude et lamentations

À côté d’airs de poésie bucolique ou de stances heureuses, la solitude et les plaintes du deuil amoureux, face à l’absence et à la mort, forment la toile de fond de la poésie et de la musique de ce siècle. Qu’elle soit désirée ou subie, la solitude est l’un des grands motifs du premier Baroque, littéraire comme musical, [et se cristallise notamment dans]l’art subtil de l’air de cour. […] L’élégie, poème chantant les plaintes, la douleur et principalement la mort, devient en musique, au XVIIe siècle, le genre musical du « lamento » ou du « tombeau », lorsqu’il exhale une plainte sur la disparition d’un être cher. Le premier des grands lamentos est assurément celui de l’opéra Arianna de Monteverdi, en 1608. […] La déploration en musique peut se passer des mots. Clavecinistes et luthistes ont cultivé cet art de l’évocation des affects, des « passions », par des moyens strictement sonores, tonalités mineures, glas stylisé, tempos lents, généralement en mouvement d’allemande.

En décidant d’extraire le Lamento de son opéra Arianna pour le publier séparément, Monteverdi a sauvé cette aria de l’oubli. Il s’agit de la seule partie qui reste de l’opéra. Cette couverture est celle de l’édition de 1623.

Geste, mouvement, couleur et ornement

Émouvoir, c’est, littéralement parlant, mettre en mouvement. Les êtres et les choses. Ce mouvement volontaire se manifeste dans la diversité, et même jusque dans un apparent désordre. Dans les contrastes, en tout cas. Tout le courant intellectuel et artistique du Baroque se nourrit de cette idée. Le théâtre lyrique est un lieu privilégié des manifestations des âmes, des cœurs et des corps. […] Très rapidement, la virtuosité vocale aussi bien qu’instrumentale représentera une apothéose du mouvement corporel et sonore, principalement dans la griserie des morceaux rapides. Dans la musique vocale, les oppositions entre air et récitatif, entre soliste et chœur, entre homophonie et polyphonie en sont un reflet immédiat. Et par-dessus tout, la danse est l’expression privilégiée des gestes animés du corps humain. […] Il est de tradition au XVIIe siècle que les exécutants violonistes ou chanteurs improvisent eux-mêmes l’ornementation laissée à leur choix, à leur personnalité et à leur talent. Mais les plus grandes folies improvisées dans ces colorature ne font que tourbillonner sur des schémas simples, à l’image du foisonnement des décorations de l’architecture s’adossant sur la rigueur des piliers ou des architraves. […] Le Baroque se nourrit de l’ornement, amplifiant parfois jusqu’à l’exubérance les mouvements des lignes. L’ornementation contribue à créer l’illusion du mouvement, au même titre que le décor de l’opéra et les machineries, elle est la substance des artifices du discours.

La naissance du « discours musical »

L’âge baroque est le temps de la rhétorique. La musique prend la parole, à la première personne. On parle désormais de « discours musical ». Systématisée depuis le XVIe siècle, une rhétorique musicale se développe évidemment avec l’ère nouvelle ouverte par l’opéra florentin, l’oratorio romain et le madrigal. […] On réédite et l’on commente les grands ouvrages de l’Antiquité toujours considérés comme des références, Platon ou Cicéron. Puisque l’art de la composition est désormais considéré au même titre que l’art oratoire, il faut que les éléments mêmes de son langage se voient codifiés et fondés sur les règles de la rhétorique. Écrits et traités se multiplient rapidement. Penseurs [italiens], allemands et français vont surenchérir sur les procédés de l’écriture musicale, avec le seul objectif de bien dire pour éveiller les passions de l’âme. L’Europe baroque entière s’enflamme.

L’ouvrage de Gilles Cantagrel est disponible en librairie.

Musique, ordre et circularité

Symétrie et ordre sont les maîtres mots de toute organisation musicale ; et avec la naissance des grandes formes, la chaconne comme le concerto, les musiciens du Baroque y seront particulièrement sensibles, quitte à les subvertir. La disposition des diverses sections d’une œuvre, l’agencement en recueils, le plan tonal, de même que les structures closes procèdent à l’image de ces cycles dont on découvre alors l’existence, reflets d’une organisation supérieure. […] Cette notion nouvelle de cycle ou de circularité anime la pensée scientifique naissante au début du Baroque. Ainsi, la structure à da capo (A-B-A) est l’ébauche d’un mouvement perpétuel. Autre image du cercle, le canon représente le niveau d’organisation musicale le plus condensé qui soit. Il offre à l’auditeur l’image d’un univers entièrement déterminé par une matrice sonore originelle, image d’un monde créé par une idée préalable. La musique la plus abstraite et la plus « profane » a pris la parole pour parler de la Création et de Dieu.

Dieu, l’homme et la musique

Autour de 1600, Kepler a remis en cause les conclusions de Tycho Brahe sur les orbites de planètes. Un âge nouveau commence : à la pensée théologique succède la pensée scientifique. [Mais même] si la divine perfection est remise en question, les compositeurs catholiques écrivent Ad majorem Dei gloriam, « À la plus grande gloire de Dieu », et les luthériens, la nuance est d’importance, Soli Deo gloria, « À Dieu seul la gloire », au point de sceller leurs œuvres de l’acronyme SDG. […] Si l’homme n’est plus au cœur de l’univers, il n’en est pas moins le centre des préoccupations, de l’introspection, de l’expression des sentiments et des idées. Mais il demeure la créature de Dieu. La musique du Baroque est ainsi représentation du monde, théâtre des passions de l’homme et opéra de l’esprit.

Manuscrit de Bach avec l’inscription Soli Deo Gloria

Ces passages sont extraits de l’ouvrage du musicologue Gilles Cantagrel, Passion baroque, Cent cinquante ans de musique en Europe publié chez Fayard en 2015 et disponible en librairie.

This page is also available in / Cette page est également disponible en: English (Anglais)

Partager:

A propos de l'auteur

Musicologue, conférencier, enseignant, producteur d'émissions de radio et de télévision, Gilles Cantagrel a été directeur de France Musique, conseiller artistique à Radio France et vice-président de la commission musicale de l'Union Européenne de Radiodiffusion et Télévision. Membre du Haut Comité des célébrations nationales, il est aussi président de l'Association des Grandes Orgues de Chartres et Administrateur de plusieurs institutions, dont le Centre de Musique Baroque de Versailles, et membre du conseil de surveillance de la Fondation Bach de Leipzig. Il a publié de nombreux articles de revues, dictionnaires et encyclopédies en France et à l'étranger, ainsi que des ouvrages sur Bach et la musique baroque.

Les commentaires sont fermés.