On pourrait considérer que le saxophone ténor jazz fête ces jours-ci son centenaire — c’est après tout en 1923 que Coleman Hawkins, père incontesté de l’instrument, était destiné à la célébrité en rejoignant l’orchestre de Fletcher Henderson.
Depuis ses balbutiements dans les années 1920, son vocabulaire s’est considérablement élargi, entérinant de ce fait une certaine standardisation : les phrases de ses grands représentants (les Rollins, Coltrane, Brecker ou Chris Potter) ont été transcrites, analysées, décortiquées, transposées dans tous les tons, digérées et recontextualisées par des générations de jeunes lions cherchant à percer les mystères de l’improvisation et du style. La difficulté pour le saxophoniste contemporain demeure entière, soit de se distinguer de ses semblables, étant donné que la grande majorité de ceux qui réussissent à s’affirmer aura de toute façon fait plus ou moins le même travail de synthèse… Le spectateur, qui aurait suivi de près la programmation de la 24e édition de l’Off Festival de jazz de Montréal (OFJM) entre le 5 et le 14 octobre aura pu constater par lui-même l’étendue stylistique de plusieurs ténors d’ici et d’ailleurs, sept d’entre eux pour exact, chacun cherchant à sa manière de transcender l’héritage incontournable d’un lexique désormais centenaire.
Jeudi 5 octobre, Salle Bourgie / Turboprop
Présenté en ouverture du festival et concert hors-série, la participation du sextette Turboprop, dirigé par le batteur torontois Ernesto Cervini, a bel et bien mis en avant l’ex-mcgillois Kelly Jefferson. Utilisant de belle façon l’acoustique naturelle de la Salle Bourgie (je crois que seul le contrebassiste était amplifié), le groupe a livré une prestation de jazz très mélodique, tout en finesse, aux harmonies subtiles bien rendues par les trois instruments mélodiques, Jefferson bien sûr, mais aussi l’alto ou le soprano de Tara Davidson et le trombone de William Carn. Le batteur a fait preuve d’une écriture sensible, autant sur ses arrangements d’une pièce de Tadd Dameron et du standard Pennies from Heaven (dédié à sa fille), qu’avec des extraits de sa suite Joy, basée sur des lieux et personnages tirés de l’œuvre de l’autrice de romans policiers Louise Penny. Si tous les membres du groupe ont offert des solos honorables (mention au pianiste Adrean Farrugia), c’est assurément Kelly Jefferson qui s’est imposé comme la vedette du concert avec un style d’une grande maîtrise technique, rappelant par moments celle du regretté Michael Brecker.
Jeudi 5 octobre, Le Ministère / Carte blanche à François Bourassa
Un peu plus tard le même soir, le festival donnait carte blanche à un des plus éminents jazzmen québécois, le pianiste François Bourassa. En première partie, il partageait la scène avec le saxophoniste Philippe Côté, avec qui il a enregistré l’an dernier au très réputé studio Oktaven Audio dans l’état de New York un album intitulé Confluence. Cette collaboration en duo s’est révélée assez fascinante, combinant des moments d’abstraction et d’improvisation assez audacieux et des passages visiblement écrits d’une assez grande complexité. Malgré l’étroitesse de la scène, on avait installé deux pianos à queue dos à dos pour que Côté, délaissant à l’occasion ses saxophones, puisse dialoguer avec Bourassa, ce dernier « préparant » parfois son instrument en y ajoutant divers objets. Plus qu’une première partie, le duo livra un programme musical très détaillé et complet, nécessitant chez l’auditeur une assez grande concentration.
Le spectateur ne s’en était remis qu’à moitié lorsque le quartette du pianiste revenait sur scène pour la suite de la soirée. Après un quart de siècle d’activité, le groupe de Bourassa est désormais plus qu’un simple véhicule pour ses compositions : il intègre chacun de ses membres pour former un tout disposant d’un langage cohérent et reconnaissable, accordant toutefois à chacun de ses musiciens le soin d’apporter sa propre pierre à l’édifice qui repose sur une structure habilement mise en place par le talent de compositeur assez considérable du chef. Ainsi, autant le fidèle contrebassiste Guy Boisvert (déjà sur le premier disque de Bourassa en… 1986 !) que le relativement nouveau venu Guillaume Pilote à la batterie (membre du quatuor depuis 2018), contribuent de façon égale à la dynamique de l’ensemble. Ce sont cependant et logiquement Bourassa et le redoutable André Leroux, au ténor, au soprano et à la flûte, qui se taillent la part du lion au chapitre des solos. Le groupe interpréta les pièces de son plus récent album Swirl — paru en juin dernier — enregistrement faisant étalage de compositions et de rythmes assez complexes, plutôt carrés pour ces derniers, voire martiaux, héritage probable de l’amour de jeunesse du pianiste pour le rock progressif. Virtuose incontesté, Leroux était en pleine forme ce soir-là, livrant un solo époustouflant après un autre, sachant toutefois apaiser ses ardeurs sur la ballade très coltranienne Room 58, dédicace spéciale du pianiste au saxophoniste pour son 58e anniversaire.
Samedi 7 octobre, Chapelle Saint-Louis de l’église Saint-Jean-Baptiste / Chet Doxas Trio
C’est en escaladant une entrée de côté qu’on entre dans la toute petite chapelle Saint-Louis, où le ténor Chet Doxas venait présenter en cette soirée de pluie battante les compositions de son album You Can’t Take It with You, paru en 2021. Le lieu était particulièrement bien choisi pour son ensemble de jazz « de chambre », soit un trio sans batterie, mais avec basse et piano, rappelant inévitablement certaines des formations dirigées autrefois par un des modèles avoués du saxophoniste, le clarinettiste Jimmy Giuffre, voire les compositions en forme de miniatures de Carla Bley (mentore de Doxas), qui nous a quitté tout récemment. Sur sa composition Lodestar, Doxas évoque Lester Young, un des grands maîtres anciens ayant influencé Giuffre de manière déterminante. Ailleurs, le jeune ténor s’inspire de Mark Twain sur Twelve Foot Blues), voire de Joan Miro dans View from a Bird). Le chef du trio est cependant resté plutôt en retrait au cours de cette prestation, ne prenant presque pas de solos, mais laissant beaucoup d’espace à ses comparses, le très élégant pianiste Jacob Sacks, et surtout la solide, polyvalente et intense contrebassiste Carmen Q. Rothwell, véritable révélation de la soirée.
Samedi 7 octobre, Dièse onze / Bellbird
Très occupée durant cette édition du festival, la saxophoniste Claire Devlin a participé à pas moins de quatre(!) projets cette année. Au sein du quartette collaboratif Bellbird, cette saxophoniste conjugue ses talents d’instrumentiste et de compositrice avec ceux d’Allison Burik (saxo alto et clarinette basse), Eli Davidovici (contrebasse) et Mili Hong (batterie). L’interaction entre les deux souffleuses tissée de subtils contrepoints ou en quelques motifs rythmés et répétitifs donne tout le caractère à cet ensemble très dynamique, remarquablement propulsé par la batterie précise, puissante et quelque peu hyperactive de Hong. Les quatre musiciens ont traité de sujets aussi divers que la nage et la danse (If You Can’t Swim, Dance, composition de Burik), les passereaux, les pigeons et le disco (Manakin et Pigeons and Disco, deux pièces de Devlin) et de bien d’autres choses, le tout mis en jazz par un groupe très prometteur, entendu deux soirs avant la clôture de l’événement. De toute évidence, le jury du festival ne s’y est pas trompé, leur accordant son prix François-Marcaurelle, amplement mérité disons-le.
Jeudi 12 octobre, Dièse onze / Bogdan Gumenyuk
Dans la seconde moitié du festival, c’était au tour du saxophoniste d’origine ukrainienne Bogdan Gumenyuk d’occuper la petite scène du Dièse onze, accompagné à cette occasion par une rythmique traditionnelle de jazz. Après avoir fait ses études à McGill dans ses jeunes années, Gumenyuk est revenu s’installer à Montréal. Pour sa prestation, le saxophoniste a interprété une série de compositions originales livrées avec panache. Doté d’une sonorité un peu étouffée rappelant celle du regretté Joe Henderson (qui utilisait lui aussi un bec en ébonite), Gumenyuk n’a cependant pas le phrasé angulaire et décalé du « Ghost » (comme on surnommait Henderson), se présentant plutôt, par son jeu quelque peu athlétique, comme un autre de ces jeunes virtuoses sans peur et (presque) sans reproches. Le trait distinctif de sa musique tient à l’utilisation de thèmes et d’instruments traditionnels ukrainiens (provenant tous d’un facteur d’instruments installé dans les Carpates à l’ouest du pays) soit des flûtes (sopilka), un ocarina et un long tuyau baptisé trembita, corne montagnarde cousine du plus célèbre Alphorn suisse. Pour cette représentation, le saxophoniste était accompagné de l’un des piliers du renouveau du programme de jazz à McGill, le batteur John Hollenbeck, mais aussi par le contrebassiste Sandy Eldred et par le pianiste Paul Schroffel, remplaçant au pied levé un compatriote de Gumenyuk, Yuriy Seredin, qui n’avait pu obtenir son visa à temps. Retenons parmi ses compositions le titre d’un blues, Morning After Unlimited Refills, et, dans un registre plus sérieux, des évocations de la guerre qui fait rage depuis plus d’un an dans la patrie de Gumenyuk, dont La Terre en soi, basé sur un poème de l’autrice québécoise Michèle Houle, et une pièce dédiée aux combattants ukrainiens.
Samedi 14 octobre, Studio TD /Jacques Schwarz-Bart — Harlem Suite
Pour sa soirée de clôture, le festival avait fait appel au saxophoniste d’origine guadeloupéenne Jacques Schwarz-Bart. Fils des écrivains André et Simone Schwarz-Bart, s’étant aussi illustré auprès de Roy Hargrove et D’Angelo par le passé, Jacques Schwarz-Bart est aujourd’hui enseignant à la prestigieuse Berklee School of Music. Ce sont d’ailleurs de ses anciens étudiants qui forment son quartette actuel : le lithuanien Domas Žerosmkas au piano (malheureusement desservi par la sono caverneuse du Studio TD), l’américain Ian Banno à la contrebasse et le Portoricain (et gaucher !) Hector Falú Guzmán à la batterie. Doté d’une sonorité puissante, perçante même dans le registre suraigu (dont il exploite de manière systématique dans ses solos), le saxophoniste ne cache pas l’influence de John Coltrane, nous servant par exemple un arrangement d’un thème de ce dernier (Equinox, renommé ici Equivox), la version de Schwarz-Bart évoquant indubitablement – comme bien des pièces de ce concert – ses racines soul et néo-soul. Alors que plusieurs de ses précédents projets voyaient le saxophoniste explorer ses racines antillaises, The Harlem Suite le ramène plutôt à ses années passées à New York. Il met en évidence l’expérience afro-américaine sur From Gorée to Harlem ou encore Dreaming of Freedom, empruntant du reste la pièce Butterfly de Herbie Hancock. Pour le concert, le saxophoniste invitait une de ses compatriotes guadeloupéennes, installée depuis plus de 20 ans à Montréal, la chanteuse Malika Tirolien, qui a marqué quelques pièces de sa voix profonde et maîtrisée.
En bref, cette 24e édition de l’OFJM a su présenter (à dessein ou non) un panorama riche et varié du saxophone ténor tel que pratiqué par plusieurs de ses représentants. Signalons enfin la participation de deux autres ténors au programme, dont on n’a pas pu assister à leurs concerts, soit Jonathan Lindhorst, ex-Torontois vivant désormais entre Montréal et Berlin, ou le norvégien Bendik Hofseth, dont le projet avec l’Orchestre National de Jazz, arrangé par Jean-Nicolas Trottier, mettait de l’avant ses talents d’auteur-compositeur-interprète et surtout de chanteur, du moins d’après les vidéos visionnées en ligne.
Ce tour d’horizon ne résout pas pour autant la problématique des saxophonistes contemporain de l’affirmation d’une identité propre. Tous ceux énumérés dans ce bilan de festival, d’origines et de générations différentes, sont des techniciens redoutables et maîtrisent parfaitement un langage bien défini, mais qui d’entre eux pourrait aujourd’hui revendiquer un style et une sonorité immédiatement reconnaissables, comme au temps des Ben Webster, Don Byas, Zoot Sims, ou des plus contemporains tels Wayne Shorter ou Joe Lovano ? La question reste ouverte…