Cecil Taylor, l’insaisissable

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In the Brewing Luminous: The Life & Music of Cecil Taylor par Philip Freeman Wolke Verlag, 2024, 344 p.

Comme Bill Dixon et Ornette Coleman, Cecil Taylor n’était pas l’interlocuteur le plus facile d’approche pour le critique en panne de copie. Énigmatique, il pouvait devenir un peu condescendant (ce chroniqueur se souvient d’un moment un peu gênant dans un documentaire français où Taylor essaie de communiquer au réalisateur ce que représentait « être né du mauvais côté des rails »).

À d’autres moments, Taylor se laissait sans doute un peu trop emporter par la griserie qui saisit celui qui se retrouve au centre de l’attention, comme le raconte le rédacteur indépendant Hank Shteamer à propos d’une entrevue qu’il conduisit avec le pianiste : « Je ne qualifierais pas ça d’entrevue en fait, plutôt de monologue, voire de performance dont je n’étais que le spectateur… J’étais là, en sa présence, mais je n’étais pas un facteur déterminant. » Peut-être que ce côté insaisissable, cette manière d’esquiver certaines questions, a fini par décourager les auteurs potentiels, ce qui expliquerait pourquoi il n’existait pas, jusqu’à très récemment, de biographie complète de Taylor. C’est le vétéran journaliste musical Philip Freeman qui a su finalement combler ce manque avec un volume de plus de 300 pages, In the Brewing Luminous, paru plus tôt cette année.

Ayant rencontré Taylor à l’occasion d’une entrevue de fond à l’époque où le pianiste était célébré par le Whitney Museum en 2016 (c’est pendant cette résidence que Taylor devait effectuer sa dernière prestation en public), Freeman s’est assigné la lourde tâche de résumer sa vie et sa carrière, depuis son enfance à Queens jusqu’à ses dernières années solitaires dans son appartement de Brooklyn. Freeman a certainement été systématique dans sa recherche : il semble avoir consulté chaque entrevue, chaque article, chaque enregistrement réalisés par Taylor durant les sept décennies que dura sa carrière. Particulièrement révélateurs sont les chapitres sur la jeunesse du pianiste, ses années d’apprentissage à Boston et sur ses amitiés de jeunesse avec des figures plus tard célèbres dans le monde du jazz, comme Nat Hentoff ou George Wein.

L’amateur moyen peut suivre la carrière de Taylor à travers ses nombreux enregistrements – et Freeman ne se prive pas de les analyser en détail et de décrire l’évolution de sa musique. Mais le pianiste passera aussi les dernières décennies de sa carrière loin des studios, et même les enregistrements en concert (abondants dans les années 1970, 80 et 90) se font rares entre l’an 2000 et la dernière prestation publique de Taylor en 2016. Les derniers chapitres de la vie du pianiste sont peut-être les plus significatifs : alors qu’il est enfin célébré comme un artiste majeur, ses apparitions se raréfient et sa production discographique disparaît presque (on peut faire ici un parallèle avec les dernières années d’un de ses vieux amis, Ornette Coleman). Déjà dans les années 1960, il confiait à A.B. Spellman : « Je n’ai jamais été vraiment confortable dans un studio. La plupart du temps, c’est une situation artificielle et l’ingénieur du son la rend encore plus artificielle en insistant pour installer tout le monde en fonction de son idée de la sonorisation, alors qu’en fait ce devrait être le musicien lui même qui lui explique la nature du son et comment sa musique devrait sonner. » Il n’est pas étonnant que certaines des plus grandes réussites de Taylor soient non pas des enregistrements studio, mais des captations de concerts, notamment les célèbres sessions de 1962 au Café Montmartre, les trois volumes des Nuits de la Fondation Maeght, le solo à Montreux Silent Tongues, One Too Many Salty Swift and Not Goodbye avec l’Unit en sextette en 1978, les concerts marathons à Berlin en 1988, etc.

Commentant ces enregistrements et des douzaines d’autres, Freeman peut sembler répétitif, mais son approche systématique sert encore une fois assez bien son propos et permet une plus grande compréhension des méthodes de Taylor, notamment par la comparaison de différentes versions d’une même pièce.

Comme le disait le critique Howard Mandel à propos de Taylor : « Je n’ai que brièvement aperçu la personne derrière l’artiste. » Il semble que la façade quelque peu rébarbative que le pianiste avait construite était aussi une manière de protéger sa vie privée et le véritable Cecil Taylor se cache probablement quelque part entre les lignes du livre de Freeman. Ici et là, on perçoit des échos de sa personnalité, quand transparaissent ses opinions parfois tranchées sur d’autres musiciens, quand sont évoqués ses débats avec des intellectuels de son entourage, quand on parle de son homosexualité, de ses relations complexes avec sa famille, de ceux qui l’ont arnaqué dans ses dernières années… Finalement, le livre de Philip Freeman livre bien la marchandise : c’est un portrait assez complet de l’un des plus grands artistes de son temps.

Le livre est disponible chez l’éditeur allemand Wolke en suivant ce lien.

L’ARCHIVE DU MOIS

Forces of Nature: Live at Slugs’
McCoy Tyner, piano; Joe Henderson, saxophone; Henry Grimes, basse; Jack DeJohnette, batterie Blue Note: 22 novembre 2024

La bande était précieusement conservée dans la collection de Jack DeJohnette depuis près de 60 ans : un set en concert au légendaire Slugs’ Saloon en 1966, par un quartette composé de McCoy Tyner, Joe Henderson, Henry Grimes et évidemment DeJohnette lui-même. Tyner et Henderson avaient déjà enregistré ensemble sur trois des albums du saxophoniste chez Blue Note et ils allaient bientôt collaborer de nouveau pour le classique du pianiste, The Real McCoy. C’est bien logique que ce soit le label qui publie maintenant ces Forces of Nature (en double LJ, 1000164581, et en double CD, 1000165713) !

Pour plus d’informations, on consultera le site de Blue Note

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