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Against the Grain Theatre (AtG) est un pilier de la scène lyrique canadienne. Depuis sa fondation en 2010 par le metteur en scène, librettiste, professeur et administrateur Joel Ivany et sa partenaire, la soprano Miriam Khalil, la compagnie repousse les limites et invite le public à découvrir l’opéra sous un nouvel angle.
Ivany n’a pas grandi avec l’opéra. Il se souvient d’avoir visionné La Bohème, avec Pavarotti, sur disque et, plus tard, d’avoir assisté pour la première fois à une représentation de la Canadian Opera Company (COC), en 13e année. Séduit par « la grandeur de la scène, du son, de… tout », il a pensé : « Comment faire, parce que je veux travailler à l’opéra. »
Après ses études secondaires, Ivany obtient un diplôme de musique à l’Université de Western Ontario puis commence un diplôme de mise en scène d’opéra à l’École d’opéra de l’Université de Toronto. À l’été 2007, il participe en Italie au premier stage intensif d’été du Centre for Opera Studies in Italy (COSI). Une jeune soprano, Miriam Khalil, s’y trouve également. Les deux vivent à Toronto à l’époque : ils s’étaient déjà « retrouvés dans la même pièce », dit Khalil. Ivany « connaissait Miriam parce qu’elle faisait partie de l’Ensemble à la COC », mais ce n’est que lorsqu’ils se retrouvent dans une petite ville italienne qu’ils sympathisent.
Deux ans plus tard, Ivany obtient son diplôme et Khalil commence sa carrière professionnelle au Glyndebourne Festival Opera, au Royaume-Uni. Tous deux connaissent du succès professionnel et sont enthousiasmés par les possibilités d’apprendre et de travailler dans des compagnies d’opéra établies. Malgré cela, les « trous énormes dans leurs emplois du temps » sont une source de frustration.
« Nous voulions simplement travailler, dit Khalil. Nous voulions chanter, mettre en scène, diriger et jouer du piano. Ces compétences restaient inexploitées entre deux projets. » C’est ainsi qu’est né le théâtre Against the Grain.
« C’était très bohème », dit Ivany, se souvenant des débuts de la compagnie. Sans le budget d’une grande compagnie d’opéra, AtG a tenté de réaliser des projets excitants avec peu de moyens : « Essayons ceci, nous pouvons nous le permettre. Ces choix, motivés par l’argent, ont fait comprendre que l’opéra pouvait être présenté autrement. »
L’équipe fondatrice était petite, mais bourrée de talents, notamment le concepteur d’éclairage Jason Hand, le directeur musical et pianiste Topher Mokrzewski et, bien sûr, Khalil, qui était à la fois conseillère artistique et chanteuse. « Le groupe était soudé, dès le début, dit-elle. Nous avions tous une expérience dans de grandes compagnies, mais nous nous sommes rassemblés pour réaliser, à notre meilleur, ce qui n’avait jamais été fait auparavant à l’opéra. » La carrière internationale naissante de Khalil a incité d’autres jeunes chanteurs à s’impliquer dans AtG. « Ce ne sont pas seulement des amis qui voulaient venir chanter avec nous, dit Khalil, ce sont des gens qui voulaient travailler, faire de l’art amusant et pertinent par rapport à ce qui se passe dans le monde. »
Khalil et Ivany n’hésitent pas à souligner le soutien de la communauté lyrique canadienne, qui a été crucial dans le succès initial d’Against the Grain. La COC, par exemple, a mentoré le jeune metteur en scène à ses débuts et a ensuite aidé AtG à établir des contacts avec les médias. « Nous avons été très bien soutenus par Alexander Neef, déclare Ivany. Il voulait vraiment appuyer la ville de Toronto et ce que cela signifiait d’être Canadien ».
Cette philosophie communautaire est présente tout au long de l’histoire d’AtG. La compagnie est devenue un espace dans lequel les talents émergents et établis ont pu « affiner leurs compétences, en travaillant avec des collègues auxquels ils s’intéressaient vraiment ».
En gardant la communauté à l’esprit, l’organisme s’est efforcé d’élargir le public de l’opéra en rendant cette forme d’art plus accessible. AtG a sorti l’opéra de la salle de concert pour l’installer dans des galeries d’art, des entrepôts, des studios de yoga, des clubs, des bars, des parcs et des forêts. L’une des initiatives les plus réussies – les Opera Pubs, comme on les appelle – est devenue un pilier de la scène musicale classique à Banff, Toronto, Edmonton et Vancouver. Leur succès est tel que d’autres compagnies non affiliées et des écoles d’opéra ont emprunté le modèle. Dans un Opera Pub, les amateurs d’opéra et les visiteurs inattendus du bar ont droit à des classiques canoniques, interprétés au piano, autour d’une pinte et d’une conversation. « Tout le monde peut entrer dans un bar, explique Khalil. Aucune barrière n’exclut de cette expérience, c’est essentiel. L’opéra devrait être pour tout le monde, en tout temps. Nous voulions inviter les gens à bras ouvert, qu’ils se sentent les bienvenus. C’est, c’était et ça restera notre objectif. »
AtG a poursuivi ce travail pendant la pandémie, en faisant découvrir la musique vocale classique aux téléspectateurs du monde entier grâce à sa production cinématographique de Messiah/Complex, une réimagination créative de l’œuvre bien-aimée de Haendel. Cette production est née d’un simple désir de faire de l’art, semblable à celui qui a motivé la création de la compagnie.
Le film met en scène des dizaines de chanteurs à travers le pays, filmés en extérieur dans certains des plus beaux paysages canadiens, qui chantent en arabe, en déné, en anglais, en inuktitut et en tutchone du sud. Le projet visait à honorer et à amplifier les voix autochtones sous-représentées. Messiah/Complex a été sélectionné aux prix Juno et a été visionné en ligne, gratuitement, plus de 140 000 fois. Depuis, AtG a répété l’expérience en filmant d’autres opéras, dont Sāvitri, Requiem, BOUND et, plus récemment, Identity: A Song Cycle.
Ivany et Khalil peuvent être fiers de leurs réalisations. Khalil est particulièrement fière de son travail sur ce qui a été décrit comme l’interprétation définitive d’Ayre d’Osvaldo Golijov. « Nous n’avions aucune idée de ce que nous faisions lorsque nous avons enregistré ce disque », aussi sélectionné aux prix Juno. Ce succès était toutefois accompagné de nombreux défis. Comme beaucoup d’organisations artistiques, AtG a souffert de l’échec de demandes de subventions et de capacités administratives réduites à leur plus simple expression.
Le plus récent défi du couple est la décision d’Ivany de se retirer de la compagnie que sa femme et lui ont bâtie au cours des 13 dernières années. Cette décision, annoncée en juillet dernier, a été « dévastatrice ». Selon Khalil, « il a été difficile d’envisager de se séparer de ce que nous avons construit, vu grandir et dont nous n’avons pas encore vu la fin ».
Les raisons qui poussent Ivany à quitter son poste sont nombreuses. Il y a quelques années, Khalil a été nommée à la faculté de chant de l’Université de l’Alberta, un poste dans lequel elle doit jouer et enseigner. Peu après le déménagement de Toronto vers Edmonton, le directeur général de l’Opéra d’Edmonton (EO) a pris sa retraite, le poste de directeur artistique s’est libéré et Ivany l’a accepté. Bien qu’il ait continué à travailler à distance pour AtG pendant la pandémie, il reconnaît que la gestion de ces deux postes, associée à son travail au Banff Centre et à ses responsabilités de mari et de père de deux jeunes enfants, lui impose un fardeau mental et physique. « C’était possible, mais pas viable », dit-il.
Croulant sous les tâches administratives liées à la gestion de trois programmes, sans assistant, Ivany avoue que son emploi du temps chargé commençait à nuire à sa créativité. « C’était épuisant, et c’est triste. J’aime le côté artistique – j’aime toujours diriger –, c’est un plaisir qui stimule ma créativité. » Dans ce nouveau chapitre de leur vie professionnelle et personnelle, trouver un équilibre entre le travail créatif et administratif est une priorité pour Ivany, tout comme d’être « un bon père et un bon mari ».
Le Banff Centre et l’Opéra d’Edmonton réservent à Khalil et à Ivany de nombreuses activités créatives, tant sur le plan de l’interprétation que de la pédagogie. L’EO a entamé sa 60e saison avec Carmen, sous la direction de Simon Rivard avec Rose Naggar-Tremblay dans le rôle-titre. L’EO a également célébré la deuxième année de son concours Rumbold Vocal Prize, qui a vu Sydney Baedke remporter la première place et Jamal Al Titi la seconde. Plus tard cette saison, il présentera une version anglaise actualisée de Don Giovanni de Mozart (février) sur la scène principale ainsi qu’une adaptation de Das Rheingold de Wagner par Jonathan Dove et Graham Vick (mai/juin). En avril, l’Opéra d’Edmonton présentera Ayre de Golijov, chanté par Khalil. Même si AtG est chose du passé pour Ivany et Khalil, leur travail en tant qu’artistes et éducateurs engagés est loin d’être terminé.
Ivany se réjouit de continuer à présenter des « spectacles dans des espaces variés, à explorer davantage la technologie et à soutenir les musiciens émergents ». Les spectateurs de moins de 21 ans sont invités à assister gratuitement aux productions de l’EO et les répétitions générales sont ouvertes gratuitement aux étudiants de tous âges. Ces initiatives devraient encourager les spectateurs à assister pour la première fois à un opéra, tout comme les Opera Pubs d’AtG l’ont fait au cours de la dernière décennie.
Khalil amorce elle aussi une année passionnante, remplie à parts égales de concerts et d’enseignement. En janvier, elle chantera dans Adoration, une adaptation du film éponyme d’Atom Egoyan composée par Mary Kouyoumdjian, sur un livret de Royce Vavrek et mise en scène par Laine Rettmer. Commandé par les Beth Morrison Projects et la Trinity Church Wall Street, l’opéra explore les thèmes de la famille, des préjugés et de la communauté. En février, elle chantera dans Ainadamar de Golijov, interprétant le rôle de Margarita Xirgu, la muse de Federico García Lorca (21-23 février) avec le Pacific Opera Victoria. « J’ai l’occasion de travailler toute l’année sur des projets importants et intenses en tant que chanteuse, puis de discuter de ces thèmes, de cette musique, dans ma classe, explique Khalil. Nous visionnons des opéras, des reprises modernes, et nous en discutons; les étudiants ont la possibilité d’avoir des opinions. »
Khalil encourage ses élèves à « se concentrer sur ce qu’ils peuvent apporter à leur chant – leur langue maternelle, par exemple, ce qu’ils ressentent lorsqu’ils chantent dans cette langue – et à l’intégrer ». Cette approche, dit-elle, est basée sur sa propre redécouverte de son amour pour le chant en arabe après l’avoir mis de côté pendant de nombreuses années au profit de sa formation classique occidentale.
Against the Grain reste en vie, et même s’ils ont quitté la compagnie, Joel Ivany et Miriam Khalil restent eux aussi actifs. Il ne fait aucun doute que tous trois continueront à faire des vagues sur la scène lyrique canadienne et internationale dans les années à venir. Miriam Khalil continuera à encourager les étudiants à comprendre la pertinence de leur forme d’art, à développer leurs perspectives et, en tant que soprano, à interpréter de la musique qui résonne avec nos environnements sociaux et politiques en constante évolution. Ivany, quant à lui, entreprendra des projets à l’Opéra d’Edmonton et au-delà. Il s’intéresse particulièrement à l’opéra de chambre (adapter des œuvres canoniques et réduire leur échelle) comme moyen d’assurer la pérennité de l’opéra. Compte tenu des étudiants qu’ils forment, des artistes qu’ils encadrent, des publics qu’ils attirent, pour lesquels ils se produisent et qu’ils émeuvent, et de toutes les expériences qu’ils accumulent en cours de route, Ivany et Khalil n’en sont qu’à leurs débuts après 13 ans de carrière.
Traduction par Mélissa Brien
Pour en savoir plus sur la soprano Miriam Khalil, le metteur en scène Joel Ivany et le théâtre Against the Grain, consultez leurs sites web :www.miriamkhalil.com ;
www.joelivany.com ;
www.atgtheatre.com
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