La règle des trois – Festival HIEMS – Multiple Chord Music

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29 au 31 janvier 2018 (Casa del Popolo, Montréal)

Alors que la ville de Montréal a considérablement élargi son offre culturelle hivernale au cours des dernières années, le milieu du jazz continue malheureusement de concentrer ses activités sur les seuls mois de l’été. À quelques exceptions près, il existe trop peu d’événements offrant de réelles tribunes aux musiciens dans le reste de l’année, l’hiver en particulier. L’arrivée du MCM Festival Hiems — organisé par la maison de disques coopérative Multiple Chord Music — constitue une excellente nouvelle pour les amateurs de jazz. Conçue à la fois comme une vitrine pour les artistes de cette écurie et une collecte de fonds pour financer les productions, l’édition inaugurale du MCM Festival Hiems (latin pour « hiver ») a inscrit neuf prestations à son programme de trois soirs tenus à la Casa del Popolo.

Premier soir : lundi 29

La soirée débute en douceur aux sons du trio de Marjorie Fiset, une chanteuse connue du public pour son travail au sein de la formation jazz/hip-hop The JMC Project. Accompagné du guitariste Nicolas Ferron et du percussionniste Philippe Beaudin, Fiset livre une prestation intimiste au cours de laquelle elle dévoile au public un univers musical empreint de nostalgie, aux frontières du jazz, du folk et de la chanson à texte. L’accompagnement de guitare est sobre — dans le style de Joe Pass et de Barry Galbraith — et contribue à ancrer solidement les morceaux dans la tradition jazz. Les percussions, composées, entre autres, d’une calebasse et de bongos, ajoutent pour leur part une touche folklorique qui s’harmonise parfaitement à l’ensemble. L’accompagnement dépouillé ne laisse pourtant pas une impression de vide tant la voix ronde et chaleureuse de Fiset séduit l’auditeur. Malheureusement, les quelques imprécisions techniques trahissent un manque de préparation et font ombre au tableau d’une prestation assez réussie. Le public aura l’occasion d’entendre à nouveau Fiset le 20 mars prochain pour le lancement de son album Brille Brille Brille.

Vient ensuite le quartette dirigé par le saxophoniste alto Jason Stillman, composé des musiciens chevronnés Josh Rager (clavier), Alain Bourgeois (batterie) et Adrian Vedady (contrebasse). Dès la première pièce, le groupe revendique sans ambiguïté ses influences musicales : le jeu de cymbales, la walking bass et la virtuosité des improvisations rappellent à coup sûr l’esthétique bop. Le répertoire est partagé entre des standards habilement interprétés — tels que Little Willie Leaps de Miles Davis — et des compositions originales de Stillman. Dans les deux cas, le langage du saxo puise à la fois dans la tradition jazz des années 1950 et d’un son très soul à la Lou Donaldson que d’une certaine modernité faisant écho à Kenny Garrett. La qualité des échanges entre musiciens, comme la pratique des trading fours, témoigne d’une grande complicité dans l’ensemble. Seul bémol, Bourgeois verse parfois dans l’excès et gagnerait parfois à alléger davantage son jeu afin de laisser plus d’espace à ses confrères. En fin de parcours, la prestation a abouti sur un temps fort, soit une interprétation fougueuse de Inner Urge, célèbre standard de jazz signé Joe Henderson.

Pourtant, ce n’était que le prélude au vrai clou de la soirée, soit la prestation endiablée du Andy King Group. En effet, ce dernier set a été le point culminant d’une soirée qui gagnait constamment en intensité. Lauréat de la bourse François-Marcaurelle de l’OFF Festival de Jazz en 2014, le quintette du trompettiste Andy King est composé de Nicolas Ferron à la guitare, de Sébastien Pellerin à la basse, de David Bellemare au saxophone ténor et d’Alain Bourgeois à la batterie. Le groupe s’attaque à son répertoire dès le départ et enchaîne ses pièces (originales pour la plupart) sans interruption, procurant ainsi à l’auditeur une expérience musicale immersive aux proportions épiques. Les transitions sont astucieuses et imprévisibles, ce qui a pour effet de constamment maintenir les auditeurs aux aguets. Si l’on peut aisément catégoriser cette musique en tant que « jazz fusion », l’épithète seule ne saurait suffire : King déploie dans ses arrangements et ses compositions une large palette d’influences qui vont du jazz au hard rock. D’exaltants passages d’improvisations collectives — rappelant les expériences de Miles Davis sur l’album Bitches Brew — succèdent à de tonitruantes envolées mélodiques, le tout exécuté de mains de maître par des musiciens au sommet de leur art. Pour clore la soirée, le groupe a livré un arrangement très réussi de The Wizard, un classique du rock de 1970 du groupe Black Sabbath.

Arnaud-G. Veyradier

Deuxième soir : mardi 30

À l’instar de la précédente, cette deuxième soirée du HIEMS Festival a tenu ses promesses en alliant une belle variété d’artistes et une énergie sans cesse grandissante. Dès 20 h, le ton est donné. À l’entrée de la Casa del Popolo, Alex Lefaivre et Gabriel Vinuela-Pelletier sont tout sourire. Les deux hommes ont bien failli lâcher prise il y a deux ans lorsque leur étiquette, Multiple Chords Music, cherchait vainement à se tailler un nom dans l’univers du jazz. Mais fidèles à leurs valeurs, convaincus de l’importance du potentiel artistique, esthétique et pas seulement commercial d’un artiste, ils ont croisé la route de nombreux musiciens talentueux et persévérants, et représentent aujourd’hui 17 artistes ou ensembles dans l’univers jazz et pop, dont certains ont déjà des carrières en pleine expansion — Rachel Therrien, Benjamin Deschamps.

Au programme ce mardi, Lucie Martel, Annie Dominique et Rachel Therrien. Une soirée de leaders 100% féminins, c’est une rareté à souligner dans le domaine du jazz, mais aussi une fierté pour le cofondateur de MCM Alex Lefaivre, qui confiait la semaine dernière au journaliste Claude Thibault : « Je ne veux pas avoir l’air trop politique, mais je suis fier que quatre des neuf artistes soient des femmes ». Voilà un vent de fraîcheur qui fait du bien !

Sans plus attendre, la chanteuse Lucie Martel entame le premier set, bien en place derrière le clavier Nord Stage, accompagnée de Vincent Lachaine à la guitare et de Gabriel Forget à la basse; effectif réduit pour un concert intime où coule pendant une petite heure une pop bilingue rafraîchissante aux formes recherchées, aux directions imprévisibles ponctuées de sourires et d’une complicité captivante. De quoi distiller mille étincelles de neige hivernale dans les cœurs environnants.

Changement d’acteurs, et on monte en intensité avec le Annie Dominique Quintet venu présenter des pièces du dernier album Rue Langevin sorti en septembre 2017. Mettant en lumière Annie Dominique (saxo ténor) et Jean-Nicolas Trottier (trb.), on y entend une écriture contrastée où la section rythmique s’emploie à déconstruire le temps tandis que les solistes dialoguent au milieu de ce décor sans cesse en changement. La section rythmique (Jonathan Cayer, p. ; Sébastien Pellerin, c. ; Alain Bourgeois, btr.) est très complémentaire et cohésive; le piano apporte un caractère exploratoire très solide, assumé et réjouissant qui fait vite oublier certaines imprécisions du côté des vents dominants. Somme toute, une belle prestation de la part des cinq musiciens qui ont laissé une scène bien réchauffée pour accueillir le Rachel Therrien Quintet.

Native de Rimouski, naviguant aujourd’hui entre Montréal et New York, cette dernière nous a gratifié d’un set plein d’explosivité. Au fil des pièces puisées dans le dernier album du quintette Why Don’t You Try, on voit se dégager une écriture virtuose, exécutée avec une grande maîtrise et une belle liberté dans les improvisations. Si le traitement instrumental reste assez conventionnel, la basse électrique de Simon Pagé ajoute un brin de folie, parfois d’humour, à la section rythmique complétée par les complices Charles Trudel (p.) et Alain Bourgeois (btr.). L’écriture entre la trompette et le saxophone (Benjamin Deschamps) est éprouvée et laisse place à une interprétation pleine d’assurance et de puissance qui s’impose à travers la salle. La prestation nous laisse découvrir des compositions de chacun des musiciens au fil d’un set qui fait monter l’intensité sur scène et l’adrénaline dans les veines des auditeurs.

À travers cette soirée, et sans doute durant les trois jours de ce festival qui n’avait de latin que le nom (hiems signifie «hiver» en latin), MCM a montré qu’il n’avait rien à envier aux maisons de disque de renom en matière de qualité artistique. On espère vivement que cet événement sera un tremplin vers des lendemains toujours plus mémorables et que les grands acteurs de l’industrie sauront entendre le cri céruléen de ces amoureux du jazz d’ici. Si les résultats sont à la hauteur de leurs visées, il se pourrait bien que les organisateurs nous donnent rendez-vous au printemps pour le « VER Festival » !

Benjamin Goron

Troisième soir : mercredi 31

À l’instar des soirées précédentes, trois ensembles se sont une fois de plus succédé pour clôturer le tour de piste de l’écurie MCM. S’il y eut un degré de variété dans les six présentations musicales antérieures, le dernier volet, lui, était caractérisé par une certaine uniformité, pour ne pas dire une uniformité certaine. D’emblée, les formations étaient identiques à une exception près, le tromboniste Jean-Nicolas Trottier participant au dernier set, les deux précédents assurés par les trompettistes Nicolas Boulay et David Carbonneau respectivement. Outre ce petit écart, l’auditeur était en présence de quintettes de jazz en bonne et due forme, en l’occurrence deux vents, le saxo alto se divisant les honneurs de l’avant-scène avec le cuivre, et une section rythmique traditionnelle, assurée par le même triumvirat pour toute la soirée, soit Charles Trudel (pno), Sébastien Pellerin (b.) et Alain Bourgeois (btr.). Notons en passant que ce dernier avait prêté ses baguettes et tambours à sept des neuf groupes de l’événement, un exploit en soi.

À la lumière de ces points communs, un défi se posait ici, soit d’offrir un programme suffisamment varié pour échapper à cette instrumentation uniforme. Le critère décisif était donc l’empreinte musicale que chacun des chefs donnerait à sa propre musique, assurée à tour de rôle par Charles Trudel, Mario Allard et Benjamin Deschamps.

Des trois prestations, la première était certainement la plus convenue. Après la pièce titre de son disque de l’automne dernier (Fruit), le pianiste a rejoué trois autres titres de l’album durant son spectacle, ceux-ci donnant l’impression d’exercices de style modelés sur des formes traditionnelles bien connues, le blues mineur, la ballade et la pièce modale typique des années 1970 (pensez ici à Woody Shaw). Ses accompagnateurs, pour leur part, voguaient aisément dans les formes bien arrêtées, si bien qu’ils ne se sentaient nullement mis à l’épreuve par celles-ci, ou que personne ne semblait vraiment incité à mettre le feu aux poudres, pour ainsi dire. Un set de réchauffement, ou de réchauffé, dira-t-on.

Insérez Mario Allard à la place de Deschamps dans la distribution précédente et la donne changea du tout au tout. En effet, ce premier saxo a démarré en trombe dès son premier numéro (Snowden – pièce d’entrée de son disque également), entraînant ses sbires dans une cavalcade au grand galop, sans toutefois arriver aux grands coups. Suivent alors une ballade, un genre de morceau modal aux odeurs de souk oriental et un funk épicé d’un ostinato de basse électrique. À l’instar de son album convaincant de l’automne dernier (Diaporama), Allard a livré la marchandise de nouveau, l’insufflant d’un sens d’urgence qui fit justement la marque des meilleures formations classiques du hard bop d’antan. On apprécie aussi les formes compositionnelles plus élargies et les fragmentations du groupe en sous-ensembles qui permettent de déroger un peu aux poncifs du genre.

Pendant le dernier des trois quarts d’heure, le saxo Deschamps remontait sur scène pour livrer deux pièces de son dernier disque (Demi-Nuit) ainsi que deux nouveaux numéros, la ballade Réconciliation et No, I have Not — variante du standard Have You Met Miss Jones ?, que le saxo offrait en guise de réponse à la question posée par la pièce d’origine. À la différence de son collègue altiste, Deschamps offre une musique plus réfléchie, plus contenue dans ses formes, mais laissant une part de liberté aux improvisations. La présence de Jean-Nicolas Trottier ne pouvait que rehausser la valeur du tout et il y eut même des solos croisés entre lui et Deschamps qui marquaient un des points forts de la soirée.

Bien qu’il faut reconnaître les compétences des musiciens en cause et leur sens irréprochable d’exécutants, tous sont si bien moulés dans le continuum du jazz mainstream traditionnel que personne ne semble enclin à faire vaciller son socle. Le jazz, faut-il le dire, est le son de la surprise — si l’on est de l’avis du journaliste Whitney Balliett — mais on peine à être surpris ici. Si vous voulez entendre ce son de la surprise, soyez au rendez-vous d’un autre spectacle en quintette le 12 février prochain, soit le groupe suédois Atomic à la Sala Rossa. On en reparlera.

Par delà ces conjectures, signalons un fait particulièrement agaçant durant cette soirée, soit l’emploi d’un piano électrique au son terriblement délavé. À lui seul, ce son nous renvoie aux années 1970 et 1980, époque où le jazz mainstream avait troqué le clavier acoustique pour l’électrique. Entendre ce dernier dans le contexte de ces concerts donne à la musique un air suranné, celle de Trudel en particulier. Fort heureusement, il y a les disques où la présence du bon vieux piano de concert rend davantage justice à la musique. Prière de noter, messieurs les organisateurs, pour votre prochain événement.

Marc Chénard

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A propos de l'auteur

* Marc Chénard est rédacteur responsable de la section jazz du magazine depuis 2000. Il est journaliste de carrière spécialisé en jazz et en musiques improvisées depuis 35 ans. Ses écrits ont été publiés en anglais, français et allemand dans sept différents pays. *Marc Chénard has been the jazz editor of this publication since year 2000. He is a dedicated writer in the fields of jazz and improvised music for about 35 years. His writings have appeared in English, French and German in seven different countries.

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