Critiques de disques et de livres

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par Benjamin Goron, Norman Lebrecht, Paul Robinson

 

Beethoven : Symphonies 1-9
Philharmonique de Berlin/Herbert von Karajan
Dolby Atmos. DG 2 BRA 073 5557

Au cours de sa longue carrière, Herbert von Karajan a enregistré quatre cycles complets des symphonies de Beethoven. Le premier a été fait à Londres avec le Philharmonia Orchestra pour EMI (1952-55), le deuxième avec le Philharmonique de Berlin pour DG (1961-62), le troisième aussi avec le Philharmonique de Berlin pour DG (1975-77) et enfin un cycle final toujours avec le Philharmonique de Berlin pour DG (1982-85). C’est ce dernier cycle de 1975-77 qui fait l’objet de cette nouvelle parution utilisant la remastérisation la plus récente et la technologie Blu-ray.

Selon moi, la première version de Karajan avec le Philharmonique de Berlin du début des années 1960 demeure inégalée. Le son de l’orchestre est remarquablement chaleureux et plein et le lieu d’enregistrement était la légendaire Jesus-Christus-Kirche à Berlin. Une partie de cette chaleur a été perdue lorsque l’orchestre a commencé à enregistrer à la Philharmonie, sa salle de concert. Néanmoins, ce cycle de 1975-77 offre du jeu magistral et profite d’une technologie d’enregistrement beaucoup plus avancée. Quant aux interprétations, peu de choses ont changé depuis les années 1960. Une exception notable est le tempo plus vif du premier mouvement de l’Eroica.

Un autre avantage de cette nouvelle parution est le fait que la totalité des neuf symphonies ne fait que deux disques. Quant à la remastérisation Dolby Atmos, son principal attribut est la création d’un espace tridimensionnel qui va au-delà des restrictions de canaux. C’est la version la plus récente du son ambiophonique (surround), si l’on veut, et cela ne sera probablement pleinement perçu qu’en utilisant une chaîne sonore surround comportant une fonctionnalité Dolby Atmos. PR

Destination Rachmaninov. Departure.
Daniil Trifonov, piano. Philadelphia Orchestra/Yannick Nézet-Séguin.
DG B0028799-02 *****

Selon le pianiste russe Daniil Trifonov, « les concertos de Rachmaninov représentent un voyage – et une destination ». Ainsi, le titre quelque peu intrigant de ce nouveau disque. Ce à quoi Trifonov fait allusion est à la fois le déplacement physique de Rachmaninov de la Russie natale à l’Europe et aux États-Unis et son progrès artistique du juvénile Concerto pour piano no 1 à son plus cosmopolite Concerto pour piano no 4. Ce disque est le plus récent volet de la traversée Trifonov-Orchestre de Philadelphie-Nézet-Séguin de toutes les œuvres pour piano et orchestre de Rachmaninov pour Deutsche Grammophon – et c’est une réussite majeure.

Trifonov possède toutes les qualités d’un grand interprète de Rachmaninov : il a un son puissant, de la virtuosité dans les passages rapides et la maturité requise pour creuser profondément dans les passages plus introspectifs. Dans les années Stokowski, l’Orchestre de Philadelphie entretenait des rapports étroits avec le compositeur et cette affinité pour la musique de Rachmaninov s’est poursuivie pendant l’ère Ormandy et elle émerge de nouveau sous la baguette de Yannick Nézet-Séguin. Le soliste et l’orchestre sont en tout temps au même diapason dans ces splendides prestations.

Les premier et troisième concertos sont toujours à venir avec ces mêmes artistes, ainsi qu’un cycle des symphonies de Rachmaninov de Nézet-Séguin et l’Orchestre de Philadelphie. PR

Mozart : Piano Concerto No. 20 in D minor K. 466. Piano Sonatas No. 3 & No. 12
Seong-Jin Cho, piano. Chamber Orchestra of Europe/Yannick Nézet-Seguin.
DG 483 5522 *****

Le pianiste coréen de vingt-cinq ans Seong-Jin Cho a pris d’assaut le monde de la musique classique ces dernières années. Sa réputation est montée en flèche à partir de sa victoire en 2015 au Concours international Chopin. Depuis, il a triomphé partout dans le monde et produit de nombreux enregistrements de musique de Chopin, Debussy et Mozart pour Deutsche Grammophon. Sur son dernier disque, il offre avec Yannick Nézet-Séguin et le Chamber Orchestra of Europe une superbe version du Concerto en ré mineur de Mozart.

Seong-Jin Cho possède nettement une technique quasi parfaite, mais aussi une maturité du phrasé qui pourrait le mener loin. En outre, les échanges vifs et perceptifs entre soliste, orchestre et chef indiquent que le jeune Coréen cherche plus qu’à épater : si l’on se fie à cette prestation, il est un authentique musicien, attentif à ce qui se passe autour de lui et satisfait d’être le primus inter pares, comme il doit l’être dans ce répertoire.

Les deux sonates reçoivent également des interprétations exemplaires. Seong-Jin Cho trouve à la fois le drame et l’humour dans la musique et, sur le plan du style, il est impeccable. PR

Wilhelm Furtwängler: The Radio Recordings, 1939-45
Berlin Philharmonic *****

À la fin de la guerre, lorsque les Russes ont occupé le centre de la radio de Berlin, un officier versé en musique appelé Konstantin Adzhemov a rassemblé quelque mille cinq cents bandes d’enregistrement et les a envoyées à Moscou. On ignore dans quel but, sinon que cela s’inscrivait peut-être dans l’ordre général de piller tout ce qui tombait sous la main. Le résultat, cependant, fut qu’un portrait historique a pu être conservé de la musique qui fut jouée à Berlin durant les années du régime hitlérien.

Les musiciens de l’Orchestre philharmonique de Berlin avaient été exemptés du service militaire et leur chef, Wilhelm Furtwängler, était connu pour être l’interprète de Wagner préféré du Führer. Les musiciens vivaient bien et Furtwängler, en dépit de toutes ses lamentations après la guerre, a fait une véritable fortune. Une note dans le livret accompagnant ces vingt-deux disques indique qu’il recevait un supplément de 1000 reichsmarks au bas mot pour chaque diffusion. Pour un concert, il a été payé 17 000 RM (équivalant aujourd’hui à 60 000 euros).

Adzhemov a fini par devenir professeur au Conservatoire de Moscou. Quand les enregistrements ont été rendus par les Russes dans les années 1990, certains des concerts sont parus sur disque, mais cette compilation est la première à être complète et je manquerais à mon devoir si je ne mentionnais pas son caractère historiquement unique et musicalement indispensable.

Ce que nous avons ici est la musique comme reflet du Troisième Reich et comme échappatoire à son invasion totalitaire des esprits. Artiste phénoménal, Furtwängler imprègne chaque concert de l’esprit de son temps. Entendre le concerto pour violon de Beethoven joué en mars 1944 avec le premier violon Erich Röhn en tant que soliste, c’est sentir l’imminence prophétique de la catastrophe, un effet atteint sans aucun changement à la partition de Beethoven. La septième symphonie revêt une teinte sinistre, aussi tôt que 1942, alors que la neuvième est nettement optimiste. (Comment, se demande-t-on, pouvaient-ils jouer un hymne à la fraternité alors que des Berlinois étaient envoyés à Auschwitz ?)

Les tempos de Furtwängler sont souvent rapides et toujours tendus, ce qui contredit son association habituelle avec les rythmes décousus. Il ne laisse jamais les solistes s’éterniser dans les concertos de Schumann et entre brusquement dans Sibelius, déstabilisant même le violoniste Georg Kulenkampff. Plusieurs compositeurs nazis figurent dans la compilation, mais pour ce qui est de la cinquième symphonie de Beethoven, l’approche de Furtwängler est moins propagandiste que dans certaines versions entendues à Londres durant cette période noire.

Je ne peux couvrir la compilation en entier dans un bref article. La quatrième symphonie de Brahms, de janvier 1945, mérite un article à elle seule et les œuvres de Richard Strauss prennent un scintillement inégalé. Il y a également un concerto symphonique de Furtwängler d’une durée d’une heure… d’un ennui absolu. Si vous vous demandez le moindrement comment des musiciens ont créé leurs plus belles musiques alors que l’humanité était mise à sac, cette compilation pourrait être l’amorce de votre réflexion. Vous pouvez la commander ou la télécharger sur le site Internet de la Philharmonie de Berlin. NL

Grace Williams, Chamber music
Madelaine Mitchell, violon; London Chamber Ensemble
Naxos 8571380 ****

Si vous n’avez pas entendu parler de Grace Williams (1906-1977), ce n’est pas entièrement dû à une vilaine répression machiste : dans les années 1920 les compositrices émergeaient et elles recevaient de forts d’encouragements. D’ailleurs, la compositrice galloise étudiait à Londres avec Ralph Vaughan Williams à peu près au même moment que ses deux consœurs Elizabeth Maconchy et Imogen Holst.

Williams était particulièrement amie avec Benjamin Britten, comme en témoignent les lettres conservées. Elle est restée à Londres dans les années 1930 et prenait ostensiblement part à la vie musicale de la ville. Elle a commencé à souffrir de dépression pendant la guerre et est rentrée chez elle à Barry, en 1945, où elle est restée pour les trente dernières années de sa vie.

Aucune des pièces sur cet album, réalisé par Madeleine Mitchell et son ensemble, n’avait encore été enregistrée. Chaque pièce est hautement agréable à entendre, sans être pour autant frappante d’originalité. Un superbe sextuor évoque le son de Vaughan Williams dans ce qu’il a de plus pastoral, une sonate pour violon rappelle celui de Frank Bridge à son plus aquatique et une suite pour neuf instruments aurait plu à Nadia Boulanger pour ses références à Stravinsky.

Mitchell investit son cœur et son âme dans la sonate pour violon et dirige les autres pièces avec effervescence et flair. Je qualifierais cette musique d’« occasionnelle », au sens littéral du terme : elle s’écoute bien au bon moment et dans le bon état d’esprit. J’écoute toujours…NL

Giovanni Giornovich: London Concertos
Bojan Čičić (violin), The Illyria Consort
Delphian DCD34219 ****

À première écoute, ces trois concertos pour violon de 1790 ressemblent à ceux de Haydn. On pourrait même croire que le second d’entre eux est de Mozart, si nous ne savions que Mozart n’a écrit que cinq concertos et que ceux-ci sont numérotés de 13 à 15. Qui était donc ce Giornovichi pour écrire de si belle manière, et pourquoi n’avons-nous jamais entendu cette musique auparavant (il s’agit, en effet, d’une première mondiale) ? Giornovichi était, entre autres choses, bien connecté.

Croate d’origine, dont le nom peut être mal orthographié d’au moins trente façons différentes, il a été élevé à Palerme, mais est devenu citoyen français parce que c’est ce qu’il fallait être. En 1791, il faisait partie des musiciens qui ont accueilli Joseph Haydn à Londres et qui ont joué dans son orchestre. Cela a dû sembler être une bonne occasion de composer de la musique qui sonnait comme du Haydn, et Giornovichi ne manquait pas d’éditeurs – Longman, Clementi et Dussek, entre autres. Les critiques indiquent que Giornovichi n’a pas été pris très au sérieux par le public cultivé de l’époque et il est parti s’installer à Saint-Pétersbourg, où il est décédé en 1804, à l’âge de 57 ans.

Les concertos débutent de manière mélodique, variée et enjouée, perdant un peu de leur allant lorsque la reprise apparaît et que Giornovichi n’a plus rien à ajouter. Ses mouvements du milieu sont plus amoroso qu’adagio et le cerveau critique ne sera pas toujours très intéressé par la manière dont cela va se terminer. Giornovichi est néanmoins, presque autant que Haydn, tout à fait séduisant. Le genre de musique que Classic FM pourrait jouer toute la nuit.

Le violoniste baroque Bojan Čičić y donne son meilleur et l’Illyria Consort se présente comme un très bon groupe. Assez consistant pour un quiz dînatoire : je parie qu’ils penseront tous que c’est du Haydn. NL

Traduction : Andréanne Venne

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