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Solistes4
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Mise en scène4
« Faites circuler dans tout une pensée morale et compatissante, et il n’y a plus rien de difforme ni de repoussant. » C’est en ces termes que Victor Hugo, dans sa préface de Lucrèce Borgia, appelle à l’engagement du poète et du dramaturge dans une mission moralisatrice, née du contraste entre le sublime et le grotesque, la grandeur et la misère. Son roman Le roi s’amuse en est une convaincante illustration, mettant en scène le bouffon bossu Triboulet, être difforme dans lequel bat le cœur tendre d’un père. Rigoletto, le pendant opératique de Triboulet dans l’œuvre de Giuseppe Verdi, n’aura de cesse de chercher à protéger sa fille Gilda contre une malédiction, révélant derrière son apparence disgracieuse et ses manières éhontées une réelle fragilité. C’est avec ce chef-d’œuvre tout en nuances et en contrastes que l’Opéra de Montréal a débuté sa saison 2018-2019.
Une mention spéciale va tout d’abord à l’Orchestre Métropolitain dirigé par Carlo Montanaro, qui conduit l’œuvre avec une puissance dramatique d’une efficacité redoutable, sachant occuper l’espace au moment opportun et soutenir les solistes avec délicatesse ou éclat au besoin. Le chœur tout en nuances fait un travail remarquable, magnifié par l’écriture elle-même, puisqu’il s’agit de l’un des premiers opéras à développer une telle linéarité musicale et une continuité dans le déroulement de l’action.
Les décors nous plongent dans la Renaissance italienne, à la cour de Mantoue. Le roman d’Hugo la situait à la cour du roi François Ier, mais la censure autrichienne a imposé quelques changements à Verdi pour la bienséance. Ainsi, le palais du duc — qui n’est donc plus un roi — affiche un intérieur somptueux avec une explosion de couleurs et de textures, tout en symétrie et en justes proportions. L’art du contraste y est présent, opposant les longs murs ornés de fresques qui suggèrent l’ouverture à l’immense rideau de velours rouge qui dissimule. À l’avant, une statue imposante figurant l’Enlèvement de Proserpine, présage de l’enlèvement de Gilda et référence à l’attrait renaissant pour les statues antiques. On s’y croirait.
La maison de Rigoletto, quant à elle, s’inscrit dans un ensemble architectural en trois dimensions également très réussi. Pas de bizarrerie ni de fantaisie, nous sommes ici plongés dans la pénombre d’un quartier de Mantoue, un palais fortifié en arrière-plan et, sur le côté, une tour typique de la ville qui a vu naître l’Orfeo en 1607. Les différents plans se découvrent un à un, laissant les chanteurs évoluer dans un décor d’un réalisme magnifique. Un clin d’œil ingénieux au premier chef décorateur de Rigoletto, Giuseppe Bertoja. En effet, celui-ci avait créé le premier décor en trois dimensions en Italie. À la création de Rigoletto en 1851, c’est la première fois que les chanteurs pouvaient évoluer sur des terrasses, des balcons ou dans des escaliers. 167 ans plus tard, la magie opère encore.
Sur scène, le ténor américain René Barbera est majestueux dans la démarche comme dans la voix. Le rôle du duc lui va comme un gant : il est convaincant en amoureux transi comme en dépravé, et son « Parmi veder le lagrime » qui ouvre l’acte II est à mon sens le coup d’éclat de la soirée. Sa voix puissante, bien maîtrisée et sa prestance ont illuminé les rues sombres de ce Rigoletto.
Le baryton canadien James Westman prend à cœur le personnage de Rigoletto qu’il incarne avec la lourdeur et la maladresse requises dans ses gestes et sa démarche, même si le bouffon est parfois trop caricatural et le père pas assez attentionné. Dans un rôle éprouvant qui demande une grande endurance, Westman tire bien son épingle du jeu et son personnage s’affine au cours des actes, pour atteindre un profond « Si, vendetta, tremenda vendetta » à l’issue de l’acte II.
La jeune soprano québécoise Myriam Leblanc a fait une belle impression. Son timbre diaphane et clair correspond tout à fait au personnage de Gilda, jeune femme fragile et pure qui tombe ingénument dans le piège d’un premier amour à sens unique. Son jeu est sincère, sans atours, elle avoue son amour dans un « Tutte le feste al tempio » épuré et délicat, avec une belle aisance dans les aigus. Elle incarne une Gilda touchante et convaincante malgré sa jeune expérience opératique, ce qui laisse présager le meilleur pour la suite.
Vartan Gabrielian et Carolyn Sproule, respectivement Sparafucile et sa sœur Maddalena, ont rempli leur funeste mission de belle manière. En revanche, ils étaient bien trop propres et gracieux pour des bandits verdiens, lui aux allures de gentilhomme un peu brusque et elle, délicieuse et suave dans sa robe de paysanne.
Ce lancement de saison est donc une réussite globale qui repose sur une assise orchestrale très solide et une mise en scène efficace. Si ce Rigoletto ne renouvelle pas le genre, il permet de faire un lien judicieux entre Hugo, Verdi et aujourd’hui, dans l’harmonie des contrastes, la mission moralisatrice — dénonciation du traitement fait aux femmes — ou encore l’équilibre entre sensation, émotion et réflexion. Il nous a laissés entendre de jeunes chanteurs prometteurs qui peuvent sortir de cette représentation la tête haute, pour s’envoler vers d’autres défis « qual piuma al vento. »
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Critique de la représentation du mardi 18 septembre 2018. Prochaines représentations : ce soir, jeudi 20 septembre et samedi 22 septembre à 19h30.