L’Aura de Nagano

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Philosophe, humaniste, innovateur… ces mots qualifient bien Kent Nagano, le maestro aux cheveux longs qui remporte à Montréal un succès foudroyant, à coup de concerts à guichets ­fermés et d’ovations. Partout où il passe, Nagano est reçu comme un ­sauveur en raison de l’immense vide laissé par le départ de Charles Dutoit de l’OSM en 2002. Les musiciens l’adorent, comme du reste le milieu des affaires et les mélomanes. Jusqu’ici, il semble que ses seuls détracteurs aient été quelques critiques.

Il existe une aura autour de ce Californien sur-performant de 55 ans qui a fait 72 enregistrements avec tout le gratin du monde musical. Des symphonies à l’opéra, il semble pouvoir tout faire. Ayant étudié avec le compositeur français Olivier Messiaen, Nagano est connu pour être un champion de la musique contemporaine, de Schoenberg et Boulez à Zappa. Il est donc étonnant de l’entendre s’enthousiasmer en parlant de Bach et Mozart. Pourtant, l’homme est difficile à cerner.

Une partie de l’énigme est le fait de Nagano lui-même. La première fois qu’il a rencontré la presse montréalaise, au début de la naganomanie en février 2003, il a paru légèrement mal à l’aise dans une table ronde à la Dutoit tenue au Salon vert de la Place des Arts avec les journalistes de musique classique de la ville. À l’annonce officielle de sa nomination au poste de nouveau directeur artistique de l’Orchestre symphonique de Montréal, il opta pour des entrevues individuelles – cinq ou dix minutes par-ci, par-là avec chaque journaliste. La formule se prête bien aux clips sonores pour la télévision, mais n’était pas des mieux choisies pour la presse écrite, alors que Nagano est reconnu pour ses longues réponses réfléchies généreusement agrémentées d’anecdotes et de métaphores.

Dans ses premières rencontres avec la presse, Nagano avait choisi de ne parler qu’en anglais. Les journalistes francophones montèrent le ton lorsqu’au lancement de de la saison 2006 en février, il fit un long discours uniquement en anglais. «Le réflexe de passer de l’anglais au français est encore difficile pour moi », reconnut-il alors. Néanmoins, Nagano mit un terme aux critiques lorsqu’il reçut un doctorat honorifique de l’Université de Montréal en mai et s’adressa au public uniquement en français. Depuis, il en a fait une habitude.

Comme si Montréal n’était pas digne d’un chef de sa trempe, Nagano est traité avec révérence par presque tout le monde, y compris son personnel et les médias. Et ce serait peu dire que Kent Nagano est constamment en demande chaque fois qu’il met le pied à Montréal. «Le maestro est comme un saucisson, dit son assistante à Montréal. On peut en obtenir une tranche ici et là.» Malgré tout, l’homme aux mille projets a pris un congé de deux mois l’été dernier. «Depuis sept ans, dit-il, j’ai vécu différents types d’expériences et d’événements. Il est important de prendre du recul après une période de croissance intense. Il est aussi important de vraiment quitter la scène un moment pour pouvoir apprendre et étudier librement, pour vivifier la source d’inspiration et de créativité. Ma venue à Montréal est un gros défi.»

Pendant son absence, Nagano a pris des cours en musique médiévale et de la Renaissance, a rafraîchi ses connaissances des langues (particulièrement l’allemand et l’italien), a travaillé sur ses propres instruments et a étudié la composition avec un ancien maître. «Je ne me considère pas comme un compositeur, dit-il humblement, ma musique n’est pas assez importante pour la salle de concert.» Il explique qu’il se sert de ses compétences pour faire des arrangements ou des ponts pour des rappels ou encore des coupures dans certains morceaux.

Nagano a également consulté deux professeurs au sujet d’un projet de livre qu’il caresse depuis longtemps sur le développement spirituel et compositionnel. «Une distance d’un siècle, réfléchit-il, ouvre une perspective qui permet en quelque sorte de voir d’où nous venons et cela nous aide à former des notions d’identité, d’identité personnelle. De là, nous pouvons nous faire une idée plus claire du monde dans lequel nous vivons. Mon éditeur a assisté à plusieurs conférences que j’ai données il y a cinq ans et il a pensé que cela pouvait fournir un point de départ intéressant pour un livre.» Il ajoute en riant qu’il lui faudra sans doute encore dix ans pour réaliser son projet.

Écoutant Nagano parler, on observe son penchant à utiliser les mots «développement» et «tradition», souvent en faisant allusion à l’avenir. Vu l’importance de ces mots dans ses propos, on pourrait croire qu’ils le représentent, qu’ils sont un élément clé d’un message voulant qu’on doive aller de l’avant tout en regardant en arrière, une idée qu’il semble vouloir transmettre à son public. «Le développement est différent du progrès, dit-il. Le progrès laisse entendre que l’orchestre s’améliore. L’orchestre est déjà excellent, mais il peut aussi compter sur une vaste et profonde réserve de talent d’un grand potentiel, que je veux développer pour voir où elle nous mènera. La clé pour atteindre les sommets est de voir à ne pas [seulement]maintenir un niveau. Soit vous vous développez et vous devenez plus fort, soit vous vous maintenez et vous dépérissez. L’essentiel est d’avoir une idée collective du but et de la direction, ce qui implique une participation de toutes les parties de l’organisation.» Quant à la «tradition», il la voit comme «une partie de l’âme d’une communauté. Il est important que nous fassions évoluer la tradition pour assurer les arts dans l’avenir».

Deux des facteurs qui continuent de nourrir la naganomanie à Montréal sont le leadership clair du maestro et son approche collaborative de la musique. À ses yeux, une interprétation exceptionnelle et émouvante requiert «du cœur, de l’esprit, de l’intensité et de l’émotion…[lesquels]viennent de la contribution des individus». En répétition et en privé, Nagano est ouvert et accessible, un net contraste avec le style autoritaire de Dutoit. Les musiciens comme les choristes de l’orchestre évoquent la capacité de Nagano d’expliquer le but musical par des analogies avec le monde réel qui ont une résonance chez les moins de 50 ans. «L’orchestre a trouvé une nouvelle vie, un nouveau souffle», affirme le trompette solo Paul Merkelo. Il est persuadé que, grâce à la vision de Nagano, l’OSM retrouvera son lustre dans le monde de la musique classique. Pierre Beaudry, trombone-basse, aime le fait que le maestro le garde en éveil, ce qui en retour l’aide à continuer d’apprécier les innombrables beautés de la musique.

L’enthousiasme est réciproque. En février dernier, après leur Passion selon saint Jean de Bach, Nagano a louangé ses musiciens. «Le développement et l’évolution de l’orchestre sont beaucoup plus rapides que je ne l’avais cru possible au départ», a-t-il déclaré. Le maestro compare son mandat de six ans à la peinture d’un tableau : «Ce qui est plus subtil et complexe prend du temps. Au lieu de vouloir tout accomplir en une seule année, il est [plus]intéressant de s’accorder une période de cinq ans, de sorte qu’à la fin, vous avez une toile beaucoup plus large, un tableau riche et complet. Bon nombre des lignes esthétiques ne seront complètes que dans cinq saisons.» Il prévoit inclure davantage de Bach dans le répertoire de l’OSM.

Les publics montréalais ont entendu l’OSM de Nagano dans la 9e Symphonie de Beethoven en septembre, à l’occasion de son concert inaugural comme directeur artistique qui fut radiodiffusé et télédiffusé en direct sur les ondes d’Espace Musique et de Radio-Canada. La réaction générale fut positive, mais la plupart des critiques ont trouvé à redire au tempo rapide de 62 minutes. Certains membres du choeur nous ont fait savoir que, pour obtenir l’authenticité qu’il recherchait, Nagano a choisi de traiter le final comme une chanson à boire allemande. Malheureusement, un tempo aussi endiablé a laissé les solistes pantelants, certains chantant d’une voix criarde. Même si l’attention accordée aux détails par Nagano apportait de la clarté à certaines sections, c’était au prix du phrasé de l’ensemble. Le plus décevant fut le troisième mouvement, marqué molto cantabile, qui ne fut ni molto ni cantabile – le rythme étant trop rapide pour qu’on y reconnaisse une mélodie et la totalité du mouvement manquant d’intensité et d’émotion.

Malgré l’écart énorme entre cette version de 62 minutes et la Neuvième de 74 minutes de von Karajan, les musiciens et choristes de l’orchestre s’empressèrent de défendre l’approche «musique de chambre» du maestro de la célèbre œuvre chorale. Les concerts de novembre des Gurre-Lieder de Schoenberg et de la 6e Symphonie de Beethoven, la «Pastorale», illustrèrent encore davantage cette approche d’orchestre de chambre. Cette fois, le placement des seconds violons et des altos à la droite de l’orchestre et des violoncelles et contrebasses au centre donna des résultats plus convaincants, ce qui laisse croire que la transformation Nagano-OSM est en bonne voie.

Le temps seul dira quelle empreinte le leadership de Nagano aura laissé sur l’OSM (et sur la culture de Montréal), mais les paradoxes de l’homme Kent Nagano sont parfois évidents dans ses réponses. Lorsqu’on lui demande son âge, il laisse tomber en soupirant : «Je suis plutôt vieux.» Mais lorsqu’on lui demande ce qu’il aimerait qu’on retienne de la première moitié de sa carrière de chef, il s’arrête un moment, puis répond en riant : «Je ne suis pas si vieux que ça!»

Traduction : Alain Cavenne

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