Gilles Tremblay (1932-2017) être musicien à son école

0

This page is also available in / Cette page est également disponible en: English (Anglais)

Un jour, alors que je jouais une mélodie très simple (…) mon maître, pour me faire sentir la fluctuation des temps, se mit à jouer des tambours derrière mon dos. À mon grand étonnement, je suivais très naturellement. Je jouais et j’étais joué en même temps. À ce moment, un groupe de musiciens s’installèrent (…) jouant une constellation de contrepoints rythmiques. Ce fut une des expériences musicales les plus intenses que j’ai vécues. J’en perdis presque la notion de pesanteur, littéralement soulevé par tant de beauté et aussi par une communication humaine qui ne passe pas par la parole. Être musicien avec d’autres musiciens. » – Gilles Tremblay, Rapport de voyage au CAC, 1972.

J’ai été pris d’une intense émotion, je dois l’avouer, lorsque Raphaël Dubé m’a invité à collaborer aux funérailles de son grand-père, Gilles Tremblay. Cette participation honorait la particularité et la grandeur de l’apport du compositeur à la vie des musiciens d’ici. Cet artiste qui a consacré son existence à éveiller l’écoute chez ses élèves, chez les interprètes qui ont eu la chance de le côtoyer et chez ses auditeurs, lui dont l’œuvre même est une école de musicalité riche et originale, lui qui a expérimenté la joie d’être musicien avec d’autres musiciens, nous a inspiré un moment de poésie sonore, improvisée à partir de fragments mélodiques dédiés à son épouse, un mobile rempli d’une jubilation recueillie.

Ce texte exprime mon émerveillement devant la musique de ce créateur. Sa grande réputation et sa figure paternelle ne doivent pas occulter l’immensité du compositeur qui demeure dans son œuvre. Je témoignerai de cette vivacité à travers trois pièces qui m’ont marqué. La sélection, subjective, est riche en compositions vocales, car le chant est une excellente voie d’accès au monde musical de Gilles Tremblay.

En 1972, Tremblay rentre d’un voyage d’études en Extrême-Orient ayant laissé des traces indélébiles sur son imaginaire sonore et sur sa conception du métier de compositeur. Il y a composé Solstices (ou les jours et les saisons tournent), pour flûte, clarinette, cor, deux percussions et contrebasse. C’est à la suite d’une participation à une émission en multiplex organisée par Radio-France lui ayant démontré le caractère musical de ces communications d’un lieu à un autre, provoquant des réactions et des réflexes, qu’il eut l’idée d’une pièce où des instruments remplaceraient les interlocuteurs et mèneraient tour à tour une conversation ouverte.

Le lieu, la date et l’heure de l’exécution de l’œuvre influent sur la réalisation et l’ordonnance de ses parties. Elle est constituée de douze sections (les mois de l’année) groupées en quatre zones (les saisons). La date de l’exécution détermine la section de départ et colore le jeu général selon les saisons. La forme suit alors un parcours circulaire. Chaque saison est sous la responsabilité d’un soliste identifié selon une symbolique instrumentale puisée dans la nature, en lien avec le timbre, le mode d’émission ou la matière même de l’instrument.

Cette pièce est centrale dans la production du compositeur parce que ce dernier pousse sa conception en mobiles (Ranallo 2007) jusqu’à une quasi-désappropriation des privilèges du compositeur-démiurge et du chef d’orchestre. Le tissu de la musique elle-même se renouvelle considérablement d’une exécution à l’autre. Les interprètes étant coresponsables de la création; ils doivent intégrer totalement leur connaissance du matériau musical et des règles de l’œuvre afin de pouvoir y jouer leurs rôles avec succès. Véronique Lacroix, qui l’a fait travailler à un groupe d’étudiants au Conservatoire de musique de Montréal, estime que cette pièce est (trans)formatrice.

De même, Walter Boudreau en a proposé une adaptation pour le Grand Jeu, extrayant de la partition des activités pédagogiques destinées à différents groupes d’âge et visant l’acquisition des principales qualités d’un musicien : la capacité de jouer ensemble, de percevoir la musique latente autour de soi et de communiquer par le son. Solstices représente un irrésistible mouvement poétique générant une attraction musicale chez ceux qui l’approchent1.

Cette période créative (au retour d’Asie) fut féconde. Jeux de Solstices (1973) est une version double orchestrale de la pièce précédente. Fleuves (1976), pour grand orchestre, représente une sorte de couronnement. La forme de ces œuvres est née de la contemplation de phénomènes vivants : le cycle des saisons, les arborescences d’un fleuve avec ses affluents et, comme on le verra, l’exploration du son de la matière.

Ainsi Oralléluiants, terminé en 1974, tire son cheminement de l’imitation des bruits produits par une feuille d’aluminium secouée, imitation transfigurée par la présence d’un Alléluia grégorien. Cette pièce est écrite pour soprano, flûte, clarinette basse, cor, trois contrebasses, deux ou trois percussions et amplification. Son titre imbrique l’exclamation Alléluia entre les deux syllabes d’orant (mot signifiant une personne en prière). Ce procédé, un trope, reflète la forme : une zone fluctuante en éclatements jubilatoires fait le pont entre deux immenses colonnes contemplatives (Ranallo 2010). La pièce est une prière en constellations, traduisant un désir presque chorégraphique d’incarner l’exultation, désir matérialisé lorsque l’un des percussionnistes danse avec ses cymbales autour de ses collègues. Saint Augustin y verrait une manifestation de l’Ars bene movendi.

D’une manière semblable à Solstices, ce chef-d’œuvre apparaît comme une école de musicalité. Le compositeur et ses interprètes sont « cocréateurs » et partagent la responsabilité du matériau, de ses transformations et de son évolution. Les décisions prises en composant posent des balises qui établissent les conditions nécessaires au surgissement de la musique et du silence. Ainsi, la liberté du long mobile continuum qui termine Oralléluiants découle d’une sorte d’apprentissage que l’œuvre encadre et qui n’est autre qu’une suprême qualité d’écoute. La même finalité se retrouve à la fin du Magnificat des Vêpres de la Vierge (1986) avec son ineffable solo de soprano.

Sensible à la frénésie de l’an 2000, Tremblay se pose la question existentielle du temps, soulevée d’autres parts par Olivier Messiaen avec un biais philosophique. Pour le Québécois, il s’agit d’interroger le drame humain dans sa relation concrète aux autres et au monde. Sa réponse angoissée est un imposant monologue, À quelle heure commence le temps (1999) pour baryton, piano solo et 15 instrumentistes.

L’interrogation du titre, née de discussions du compositeur avec Hubert Reeves, inspire au poète Bernard Lévy un chant à trois voix (assumées par le baryton selon des techniques inspirées du théâtre asiatique) : un marin solitaire, la mer dont il est amoureux et le vent qu’il doit affronter et qui finit par le vaincre. Cet échec concluait le texte original. Tremblay y ressent une sorte d’allégorie de l’Holocauste et de Hitler, personnifié dans la folie du vent homicide. Il ne pouvait tolérer que cette histoire se terminât dans l’horreur et persuada Lévy de revoir son poème : le marin aperçoit ce qui avait toujours été là et qui l’accueille enfin, la Lumière. Après un gigantesque jaillissement, le monodrame s’achève d’un saut vers l’inconnu évoqué par la résonance sympathique du piano mise en action par le barrissement du cor.

Mis à part la force expressive de l’œuvre, l’oreille est frappée par le déploiement monumental d’une sonorité, un accord emprunté à Fleuves et possédant un éclat particulier. Cette harmonie se fonde sur une pédale abyssale constituée d’une quarte augmentée au-dessus de laquelle les autres éléments s’étagent vertigineusement sur presque sept octaves respectant et transgressant la présence des sons harmoniques qui se renforcent ou se perturbent les uns les autres. Au centre de ce complexe, appuyé par la psalmodie du baryton, un accord de la bémol majeur dilaté brille comme la mer au soleil.

Ces éblouissements sont la signature musicale de Gilles Tremblay. Son langage, complexe, n’est jamais compliqué et la diversité qui s’y déploie naît de la coïncidence de plusieurs plans sous la responsabilité de musiciens créatifs. Il n’y a pas de crispation autour d’une lettre totalitaire, mais un jeu convivial qui prépare au silence d’adoration.

1 On peut regarder la remarquable interprétation de l’ECM+ dirigé par Véronique Lacroix sur YouTube : https://youtu.be/liYAHqAgaSs

Bibliographie sélective et liens

  • Je ne saurais trop recommander la visite du Musiflots sur le site du Centre de Musique canadienne :
    www.centremusic.ca. On y trouve un grand nombre d’enregistrements des œuvres de Tremblay.
  • Plusieurs vidéos présentant la musique de Tremblay sont rassemblées sur cette liste de lecture YouTube : https://www.youtube.com/playlist?list=PL77IbI6weohkf0JerPwWyxLwSEEusu0g3
  • RANALLO, Vincent (2007) « L’écoute créative dans les mobiles de Gilles Tremblay », La Scena Musicale, vol.12 no 7, avril 2007.
  • RANALLO, Vincent (2010) « Une célébration sonore de l’Esprit. À propos d’Oralléluiants de Gilles Tremblay », Circuit, musiques contemporaines, vol. 20 no 3, p. 45-60.
  • RANALLO, Vincent (2011) « Considérations sur l’art vocal dans l’œuvre de Gilles Tremblay », Cahiers de la SQRM, vol.12 no 1-2, p. 73-82.
  • RICHARD, Robert, Éblouissement, Gilles Tremblay et la musique contemporaine, Montréal, Éditions Nota bene, 2013.

This page is also available in / Cette page est également disponible en: English (Anglais)

Partager:

A propos de l'auteur

Laissez une réponse

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.