Jeremy Dutcher: Métissage musical

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Profondément attaché à ses racines wolastok – du nom de sa tribu au Nouveau-Brunswick – Jeremy Dutcher a voulu leur rendre hommage dans son premier album, Wolastoqiyik Lintuwakonawa, lancé en avril dernier. Ce premier opus jette un pont entre la musique traditionnelle, la pop et la musique classique.

La pop amérindienne décrit-elle bien son style ? « Je ne souhaite pas vraiment qu’on me colle une étiquette en particulier. Je suis plus qu’un chanteur autochtone; je me vois comme un métamorphe, à mi-chemin entre la musique pop et la musique traditionnelle, bref, une sorte d’hybride », illustre le ténor de formation classique.

Jeremy Dutcher souligne qu’il a écrit les pièces pour qu’elles demeurent accessibles à un jeune public autant que possible. « Même s’il y a des archives associées à chaque pièce que j’ai composée, j’ai voulu apporter une facture résolument moderne à chacune d’elle », dit-il en entrevue.

Une langue en péril

Selon le musicien vivant à Toronto depuis quatre ans, moins de 100 personnes parleraient le wolastok à l’heure actuelle. Quant aux gens de sa génération, très peu d’entre eux sauraient le parler.

« J’ai pris conscience de l’urgence de la préserver. Évidemment, lorsqu’on perd une langue, ce ne sont pas juste des mots, mais aussi une culture, des traditions et des rites. Si nous ne posons pas de gestes concrets, le wolastok va cesser d’exister au cours de la prochaine génération. C’est important de créer des ressources et l’album en fait partie », lance le compositeur et activiste de 27 ans.

Toutefois, les temps semblent changer pour le mieux. En effet, une application pour téléphone mobile et un dictionnaire wolastok ont été créés. « Avant, dit l’artiste, je devais appeler des membres de la famille ou aller sur la réserve pour pratiquer la langue, mais l’application est très pratique pour les gens au loin et les jeunes voulant maintenir leur niveau de wolastok.

Malgré la situation actuelle, je crois que les gens sont très enthousiastes à l’idée de maintenir leur langue vivante. Il existe un programme d’immersion scolaire; j’y vois ma nièce évoluer et c’est tout à fait admirable. »

Sans être un professeur, Jeremy Dutcher souhaite être une courroie de transmission de la langue wolastok. « J’enseigne avec mon cœur. Je veux montrer aux jeunes que notre langue est belle. J’en ai parlé récemment dans un atelier, lorsque j’ai visité la réserve. » La réserve de sa tribu est située près de Fredericton, au Nouveau-Brunswick.

L’album Wolastoqiyik Lintuwakonawa a été un travail de longue haleine. Déjà, il y a quatre ans, le chanteur de formation classique avait présenté ses compositions aux membres de sa communauté, alors qu’il était aux études en musique à Halifax. « Ma mère y était. Elle parle la langue. Elle a été très touchée par ma musique […| C’était important pour moi de revenir avec un projet achevé, un produit à leur offrir, un disque à montrer », témoigne le musicologue et musicien.

De Montréal à Paris
en passant par l’Asie

Jeremy Dutcher a eu le privilège de présenter ses compositions pendant un mois lors d’une tournée en Asie. « L’ambassade canadienne a organisé cette tournée dans laquelle il y avait notamment le chef des Premières Nations et moi. J’étais le seul musicien. J’ai visité cinq pays différents, dont les Philippines et la Malaisie. »

Jeremy Dutcher a une bonne liste de spectacles déjà prévus, de Toronto à Montréal et Paris : « Je serai en spectacle au Gesù le 4 juillet, un lieu magnifique où donner un concert solo avec piano et mon ordinateur, nécessaire pour diffuser les extraits d’archives – ce sera dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal – puis, en 2019, je jouerai à Paris », indique celui qui a déjà joué à Pop Montréal.

Précieuses archives

Le musicologue de formation s’est rendu au Musée canadien de l’histoire (anciennement appelé Musée canadien des civilisations) à Gatineau pour dépoussiérer de vieilles archives appartenant à la tradition musicale de son peuple. « J’ai passé deux semaines à Gatineau pour écouter des archives datant de plus de 100 ans. La plupart d’entre elles sont enregistrées sur de la cire. Ce n’est pas la technologie la plus fiable; parfois, ça a fondu ou craqué. J’ai écouté soixante-dix pièces d’archives sur une collection de cent liées à la tradition wolastok. De ce nombre, j’en ai choisi onze. Ça a constitué le point de départ pour écrire les pièces de mon album », explique-t-il.

Une aînée de sa tribu amérindienne, Maggie Paul, a joué un rôle prépondérant dans son projet artistique. « C’est elle qui m’a parlé des archives, de l’importance de les faire connaître, alors que je n’étais pas du tout au courant. On l’entend justement dans la troisième pièce. L’idée de ce projet était d’établir des liens entre le passé et le présent et montrer ensuite le fruit de mon travail aux responsables du musée », poursuit le chanteur.

Porteuse de Chansons

La deuxième pièce de l’album, Pomok naka Poktoinskwes, est une archive des années 1980 récupérée par la porteuse de chansons Maggie Paul et chantée depuis ce temps dans la communauté wolastok. « C’était le seul enregistrement d’archives que j’ai reconnu de mon enfance. Cette pièce aborde l’histoire d’un pêcheur et de l’esprit de l’eau qui se meut autour. Maggie m’a dit qu’elle entend une symphonie dans cette pièce. J’ai donc voulu aller dans la même veine, dans ma version actualisée, en ajoutant des cordes. »

Bien qu’il soit passionné de sa culture et des traditions qui s’y rapportent – impliquant le travail de recherche dans les archives –, le ténor souligne qu’il ne veut pas être un gars d’archives toute sa vie. « C’est comme ça que j’ai fonctionné pour cet album, mais j’ai d’autres histoires à raconter, peu importe le procédé. Pour ce qui est de mélanger et de rapprocher les deux mondes (la culture autochtone à la culture québécoise), c’est une aventure qui peut prendre toute une vie. »

Piano solo et orchestre

Jeremy Dutcher est un musicien polyvalent : il joue notamment de la batterie, des cordes et du piano. « J’ai tout retranscrit au piano pour avoir une bonne idée de ce que ça donnerait et lorsqu’est venu le temps de l’enregistrement, j’ai fait appel à des collaborateurs professionnels. » Le quatuor à cordes, c’était pour rendre hommage à ma formation classique, témoigne celui qui a fait appel à Bufflo, un producteur de Montréal, pour l’enregistrement, le mixage et les effets électroniques.

Pour tous ses spectacles, Jeremy Dutcher a tenu à avoir un piano à queue – que ce soit à Ottawa ou à Toronto, mais aussi dans les villages où habitent les Premières Nations. « Dans le petit village où ma mère a grandi, à Neqotkok, beaucoup d’enfants n’avaient jamais vu de piano à queue. J’ai décidé d’en louer un pour présenter mon projet, ce qui m’a valu surprise et reconnaissance », rapporte-t-il. Bien qu’il soit en début de carrière, le chanteur autochtone a eu le privilège de chanter avec l’Orchestre symphonique de Regina. « Avec le piano, c’est simple, dit-il, tu n’es responsable que de toi-même. Mais avec l’orchestre, tu interagis avec une quarantaine de musiciens, il ne faut pas que tu rates ton entrée. »

À la suite de son passage au Musée canadien de l’histoire à Gatineau, où il a intégré certains morceaux d’archives dans ses compositions, Jeremy Dutcher a vu une porte s’ouvrir pour un éventuel partenariat. « Il n’y a rien de confirmé pour l’instant, c’est à l’état embryonnaire, mais il est question que le Musée crée un programme qui mette en valeur les artistes autochtones. Ceux-ci pourraient avoir l’occasion d’effectuer un travail similaire à celui que j’ai fait et de le transposer dans leur processus de création », évoque-t-il.

Un don et du travail

Jeremy Dutcher possède une voix dotée d’un vibrato bien précis. « Depuis longtemps, je crois que c’est comme ça. Mon timbre de voix n’a jamais sonné comme celui de mes compagnons de classe. J’ai d’ailleurs pu perfectionner cet effet de style à l’école. » Ce vibrato est un don naturel et non une technique, comme les chants de gorge que font les Amérindiens plus au nord, les Inuits.

Jeremy Dutcher a accordé le même soin au choix des pièces qui ont composé son album qu’à sa conception visuelle, en faisant un objet de symbole, riche d’une démarche et d’une signification particulière. On le voit justement assis devant un gramophone, avec en arrière-plan la célèbre image de l’ethnographe Frances Denmore ramassant les chansons du chef blackfoot Nina-Stako en 1916.

La photo de Denmore a guidé le chanteur dans le processus de création de son premier album et l’a même hanté, dit-il : « J’ai voulu inverser l’image afin de refléter la détermination musicale contemporaine qui est la mienne – tout en intégrant la notion d’objectivité indissociable de tout projet d’archives. » Le gramophone prend une place éminente sur l’album. « La manière dont je suis positionné inscrit une dualité entre la recherche et la création musicale. Je suis soit le chef de la création musicale, soit celui de la recherche », illustre Dutcher.

La pochette de l’album, une photo de Matt Burns, affiche un veston classique créé par la designer wolastoq Stephanie Labillios. En arrière-plan, on peut apercevoir l’œuvre Teaching The Lost de Kent Monkman. « Kent Monkman est issu lui aussi des Premières Nations, il est Cri. Tout comme moi, il vit à Toronto. On ne se connaissait pas vraiment, mais j’ai pris le risque de lui demander s’il avait envie de collaborer. J’ai été bien heureux d’apprendre qu’il était ravi de le faire et qu’il appréciait mon travail. Il s’est occupé de la direction artistique du visuel », résume-t-il.

Sur la belle rivière

Le terme Wolastok se traduit par Malécite (ou Etchemin) en français, mais il semble y avoir eu un glissement de sens au passage. « Lorsque les Européens ont débarqué au Canada et qu’ils ont fait connaissance avec mes ancêtres, ils ont compris les Malécites comme étant “ceux qui parlent drôlement”. Mais à la base, Wolastok veut dire celui qui vient le long de la rivière. Wolastok, ce sont les gens de la belle rivière », explique le chanteur qui a grandi sur la réserve.

Cette tribu amérindienne, vivant dans les vallées du fleuve Saint-Laurent et de ses affluents, a des coutumes et une langue similaires à celles de leurs voisins Micmacs, Passamaquoddy et Pentagouets. Aujourd’hui, près de 3000 Malécites vivent au Nouveau-Brunswick.

Pour plus d’information sur la tournée estivale
canadienne de Jeremy Dutcher,
visitez le www.jeremydutcher.com

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