Glenn Gould : Le voyage en Russie

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« Un pianiste vient d’arriver du Canada. Et c’est tout simplement miraculeux! »
—Mstislav Rostropovich

En naviguant sur le net récemment, j’ai redécouvert le documentaire Glenn Gould: The Russian Journey, sur le séjour de deux semaines de Glenn Gould en Union soviétique en 1957, séjour pendant lequel il a donné huit concerts, quatre à Moscou et quatre à ce qu’on appelait alors Leningrad. Gould était le premier musicien canadien, et le premier pianiste nord-américain, à se produire en URSS depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. On était alors au sommet de la guerre froide; l’État soviétique contrôlait chaque aspect physique et intellectuel de la société russe et avait imposé un black-out en matières culturelles. Staline, qui aurait tué selon certains chercheurs des dizaines de millions de personnes, était mort quatre ans auparavant. Son successeur, Khrouchtchev, dirigeait le pays d’une main de fer et menaçait clairement et de façon répétée l’Ouest de recourir au nucléaire. On était quelques mois après la crise de Suez et la répression très brutale de la révolte hongroise par les Soviétiques.

Russian Journey cover

C’est dans ce contexte qu’arrivait ce jeune pianiste canadien originaire de Toronto. Son enregistrement des Variations Goldberg de Bach avait connu un grand retentissement et le pianiste de vingt-quatre ans avait déjà joué avec le Philharmonique de New York sous la direction de Leonard Bernstein. Mais en URSS, il était un parfait inconnu. L’enjeu de cette tournée était énorme pour lui : reconnaissance internationale, fierté, prestige, et probablement sa future carrière. Il serait en effet évalué avec les plus hauts standards musicaux au monde dans cette Russie connue pour sa profonde et intense culture musicale. Bach était la spécialité de Gould. Les Soviétiques reconnaissaient alors Bach comme un grand compositeur et le respectaient, mais considéraient son œuvre comme de la « musique d’église » un peu ennuyeuse. Or, beaucoup de Russes amateurs de musique restaient sur leur faim dans un contexte musical moribond et contrôlé par l’État, qui ne reconnaissait qu’un certain sentimentalisme romantique; ce répertoire du 19e était interprété fadement par des chœurs officiels qui répétaient sans cesse le même programme, en soumission révérencieuse aux conventions établies.

« Vous sentiez que vous étiez en présence d’un être complètement absorbé dans son propre monde, étrange et énigmatique, et en même temps parfaitement en maîtrise de ce qu’il était en train de faire. »

Tout bascula avec le premier concert de Gould, amorcé devant un public clairsemé à la Grande salle du Conservatoire de Moscou. Dès que Gould eut commencé à jouer L’Art de la Fugue, les musiciens et autres membres du public, renversés par la modernité sublime et électrisante du Bach de Gould, se ruèrent vers les téléphones pour prévenir leurs amis. Des compositeurs et des professeurs de musique, des étudiants, des poètes et des philosophes enfilèrent en quatrième vitesse leurs manteaux et se précipitèrent vers la salle de concert. La deuxième partie du concert afficha complet. « Une étrange sensation d’euphorie emplissait la salle », raconte le réalisateur et metteur en scène d’opéra Andreï Kontchalovski. « Vous sentiez que vous étiez en présence d’un être complètement absorbé dans son propre monde, étrange et énigmatique, et en même temps parfaitement en maîtrise de ce qu’il était en train de faire », ajoute le célèbre pianiste et chef Vladimir Ashkenazy. « Les gens me disaient, vous avez entendu ce qui vient de se passer ? Un pianiste canadien vient d’arriver. Et c’est tout simplement miraculeux ! », se souvient le grand violoncelliste et dissident Mstislav Rostropovitch, lequel devait plus tard offrir l’hospitalité à l’écrivain Soljenitsyne, ce qui lui valut l’interdiction de se produire en concert, gracieuseté du gouvernement soviétique. Gould continua sa tournée avec un concert, complet, à la salle Tchaïkovski avec le Philharmonique de Moscou, puis une prestation solo de trois heures et demie, toujours à la salle Tchaïkovski, toujours affichant complet et qui lui valut une ovation de trente minutes. À Leningrad, les autorités municipales durent envoyer la police montée pour contrôler la foule qui se massait aux alentours du théâtre Maly pour essayer d’obtenir des billets.

Bench statue of Glenn Gould in front of CBC building, Toronto PHOTO mtsrs

Alors, je me sentis comme un veilleur des cieux

Gould était-il en train de déchirer le rideau de fer musical ? Pour plusieurs de ses admirateurs russes, les prestations de Gould étaient dangereusement excitantes : sa relecture exaltée de Bach incarnait, pour eux, tant l’effet libérateur de la musique qu’une liberté de l’expression artistique, une émancipation des idées reçues et stériles et une exposition audacieuse de l’individualisme qui étaient en totale contradiction avec la culture musicale et artistique soviétique officielle. (Voir aussi à ce sujet sur YouTube la vidéo du concert historique que Paul McCartney a donné sur la Place Rouge en 2003, qui analyse l’impact des Beatles sur l’Union soviétique pendant ses dernières décennies d’isolement et de désespoir.)

Dans une des scènes de Russian Journey, Gould donne une conférence-récital aux étudiants et professeurs du Conservatoire de Moscou. Gould était un grand admirateur de la musique d’avant-garde « décadente et bourgeoise » d’Arnold Schoenberg, Alban Berg, Anton Webern et Ernst Krenek. Il fait référence à ces musiciens et joue leur musique en parallèle avec celle de Bach « alors que s’élève un murmure alarmant et temporairement incontrôlable de la salle ». Plusieurs professeurs âgés quittent la salle. Ceux qui restent témoignent avoir vécu une expérience comparable à celle dont parle le poète Keats dans En ouvrant pour la première fois l’Homère de Chapmann lorsque le poète parle de l’exaltation de découvrir un monde nouveau : « Alors, je me sentis comme un veilleur des cieux / Lorsqu’une nouvelle planète surgit à portée de sa vue, / Ou comme le vaillant / Cortez, quand de ses yeux d’aigle / Il fixait le Pacifique – alors que tous ses hommes / Se regardaient avec un étrange soupçon – / Silencieux, du haut d’un pic du Darien. »


Glenn Gould (1932-82) n’est jamais retourné en Russie, pays où il est resté une figure mythique. Il restera – et cela pour toujours – une célébrité internationale et un influant pianiste prolifique et innovateur, en plus de cet artiste reconnu pour ses enregistrements, son travail d’arrangeur et de diffusion.

Traduction : Brigitte Objois

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A propos de l'auteur

Robert Kilborn has written fact and fiction for the National Post, the Montreal Gazette, La Scena Musicale, Westmount Magazine, Cult Montreal, Whitehot Magazine of Contemporary Art (New York), and Tuck Magazine (London, England). He started out as a rock singer. At the University of British Columbia he read Literature, Philosophy, and Art History. He’s a former English teacher, Don Draper, and General Manager of one of Canada’s leading modern dance companies, Anna Wyman Dance Theatre.

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