Glenn Gould et la métaphysique de la musique

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Beaucoup de gens, en écoutant un concert de musique, ont fait l’expérience du « sentiment océanique », sentiment que l’on décrit diversement comme un état altéré de la conscience, une sensation d’infini, une expérience de l’éternité, l’impression de ne faire qu’un avec l’univers, un rêve idyllique où vous voguez dans une rêverie légère et perdez les limites de votre moi. L’écrivain français Romain Rolland (qui a créé l’expression) notait la présence de ce « sentiment océanique » chez les mystiques dans toutes les traditions religieuses. Il croyait que ce sentiment était la source de toute énergie religieuse, et que l’on pouvait se définir comme religieux uniquement sur la base de ce sentiment, indépendamment du fait de croire ou pas. Sigmund Freud, qui a popularisé cette expression (et a admis qu’il était incapable de trouver ce sentiment en lui-même), le considérait – en admettant qu’il existe – comme le reliquat du « sentiment de soi primitif » de l’enfance, avant que l’enfant découvre l’existence des autres, une manifestation de l’union primaire narcissique entre la mère et l’enfant. Glenn Gould l’appelait « extase », l’état ou l’on se tient en dehors du temps alors qu’on se fond dans la musique de certains compositeurs, d’Orlando Gibbons et Bach à Schönberg et Richard Strauss.

Le pianiste canadien Glenn Gould (1932-1982) est devenu un personnage culte pour les autres musiciens et pour le public alors qu’il était encore dans la jeune vingtaine. Plusieurs de ses enregistrements, et notamment ses deux versions des Variations Goldberg de Bach (1855 et 1981) demeurent des incontournables de l’interprétation musicale au XXe siècle. Il est vénéré dans le monde  entier pour l’incroyable expressivité, le sentiment de spontanéité et la virtuosité de son jeu. L’intelligence extraordinaire, presque verbale, et  l’originalité de sa voix pianistique – à la fois retenue et expansive, pleine et ludique – continuent d’éveiller chez ses auditeurs le sentiment du mystérieux pouvoir d’une personnalité hors du commun dans le monde du génie musical. Mais l’art de Gould éveille-il, transmet-il une sensibilité, un état d’esprit, une attitude qui incarne un état altéré de la conscience, un sentiment de l’infini, l’expérience de se tenir hors du temps, qui indique une moralité, voire une métaphysique de la musique ?

C’est un feu qui me consume, mais je suis le feu

« Nous devons reconnaître dans la musique une signification plus générale et plus profonde, en rapport avec l’essence du monde et notre propre essence. »

—Arthur Schopenhauer

Est-il besoin de préciser que le sentiment océanique de Romain Rolland – l’« extase » de Gould – est une expérience subjective et est, comme l’amour, l’intuition ou la compassion, expérientiel et de fait incommunicable par des moyens intellectuels, car ne se prêtant pas à la description ou l’analyse en mots et en concepts. On comprend alors que les nombreuses personnes qui doutent de la réalité de cette expérience peuvent voir l’idée comme un non-sens romantique, et tout le discours qui s’y rattache comme un vide rhapsodique. De l’autre côté, on peut argumenter que, de la même façon que l’aveugle de naissance n’a aucune idée de ce que veut dire que quelque chose ressemble à quelque chose et que pour lui, l’apparence visuelle, la notion de présence sont incompréhensibles, il peut en être de même pour les gens qui remettent en question le sentiment océanique de Rolland ou l’extase de Gould : il leur manque peut-être simplement la prédisposition psychique, la faculté spécifique du cerveau et du système nerveux central pour faire l’expérience de cet état particulier de la conscience. Ils ne perçoivent pas ou ne ressentent pas cet état, et ainsi cet état n’existe pas pour eux.

Nous ne pouvons nier l’aspect expérientiel de la musique. Il transcende les catégories de la pensée. Beaucoup de musiciens et d’auditeurs vont attester du puissant effet que la musique produit sur leur psychisme. Les liens bruts du corps semblent se désintégrer et, pour un court moment, l’esprit et l’âme sont libérés. Philosophiquement, nous ne savons pas vraiment ce que cela signifie. La musique est séquentielle; elle existe donc dans le temps. Elle crée des ondes sonores; elle existe donc dans l’espace. Que savons-nous d’autre sur la musique ? Pas grand-chose. Comme la conscience elle-même – que la science nous décrit comme une matière organique se reproduisant et dérivée d’une matière non animée, la musique est une énigme drapée dans le mystère.

« Et ceux qui dansaient furent considérés comme fous par ceux qui ne pouvaient entendre la musique. »

—Friedrich Nietzsche

Que ce soit la mer de Debussy et son orchestration diaphane (influencée par le caractère non structuré de la musique chinoise) ou le sublime païen noir d’Ozzy Osbourne dans No More Tears (blues afro-américain transformé par le groupe heavy métal britannique et les techniques d’enregistrement modernes), la musique est un chaudron d’émotions exprimées et réprimées depuis que les premiers humains ont grogné, hurlé, frappé une pierre contre l’autre, et soufflé dans des roseaux creux pour créer le premier son organisé. L’espèce Homo sapiens semble avoir plus désespérément besoin de la musique que de toute autre forme d’art qu’il ne peut s’empêcher de créer. Il semble que nous avons un besoin plus profond de la musique que du sacrement de la poésie ou du rituel de l’art visuel qui a débuté lorsque nous avons fait des pochoirs avec nos mains et peint des bisons sur les murs des grottes il y a 35 000 ans. La musique plonge plus profondément au cœur de notre cerveau reptilien que toute autre forme d’art. C’est pourquoi Platon en reconnaissait les dangers et en voulait un strict contrôle dans sa République. C’est aussi la raison pour laquelle l’Église catholique médiévale a interdit la musique contenant de la polyphonie (plus d’une partie musicale à la fois), craignant que cela crée chez le peuple un doute quant à l’unité de Dieu. Et c’est aussi pourquoi, de nos jours, les États autoritaires comme la Corée du Nord et l’Iran contrôlent toujours sévèrement la musique.

Dans un dialogue d’Oscar Wilde, on peut lire que la musique nous révèle un passé personnel dont nous n’avions pas conscience jusque-là et qui nous pousse à regretter les malheurs qui ne nous sont pas arrivés et les fautes que nous n’avons pas commises.

Le sentiment provoqué souvent par la musique est celui de la perte des frontières du moi. Enlevez les catégories de la pensée, et nous devenons tous une entité unie et indivisible. Bien que commune dans la pensée orientale (et occidentale parfois), cette idée demeure dérangeante et déstabilisante pour beaucoup. TS Eliot a écrit une fois, au sujet des philosophes indiens, qu’ils « font paraître la plupart des grands philosophes occidentaux comme des écoliers ». Les sages des Upanishad, par exemple, ont exprimé le fait de notre unité ultime de différentes manières dont l’une, bien connue, met en scène tous les êtres vivants et non vivants de ce monde défilant en succession en présence du novice. À chaque être, on prononce la formule : Tu es Ceci. Toutes les choses, y compris le bourreau et la victime, sont littéralement une. De ce point de vue, Jorge Luis Borges écrivait : « Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est une rivière qui m’entraîne, mais je suis la rivière; c’est un tigre qui me détruit, mais je suis le tigre; c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu. »

Le monde dans lequel nous devons vivre – appréhendé à travers les catégories de la conscience – est nécessairement divisé et cassé. Cette opposition entre l’un et le multiple, et toutes ses implications, est la vraie signification intérieure des dix mille choses du Tao Te Ching, de la prajna (sagesse, enseignement) du bouddhisme, de la chute et de la rédemption bibliques de l’homme, du Hamlet de Shakespeare, du Procès de Kafka et du Finnegan’s Wake de Joyce.

Il n’y a pas d’art au paradis

« L’art n’a pas pour but de donner cours à une effusion momentanée d’adrénaline, mais plutôt de bâtir graduellement, tout au long d’une vie, un état d’émerveillement et de sérénité. »

—Glenn Gould

Point fixe dans ce monde en mouvement, l’art aspire vers « l’émerveillement et la sérénité » de Gould, atteints dans des états de ravissement déclenchés par l’art. Walter Pater écrit que « chaque art tend et aspire à se transformer en musique ». Autant Gould pouvait être éthique dans sa vie personnelle, autant dans son art il n’était pas opprimé, mais bien exalté dans cet effort artistique qui transcendait l’éthique et la moralité. L’art n’est pas démocratique. Il n’est pas même humaniste. Il est démoniaque au sens grec du terme, et extatique, au sens gouldien du terme.

Au paradis d’avant la chute, lieu de naissance de la loi morale et des gestes sobres, il n’y a ni art, ni poésie, ni musique.

Traduction : Brigitte Objois

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A propos de l'auteur

Robert Kilborn has written fact and fiction for the National Post, the Montreal Gazette, La Scena Musicale, Westmount Magazine, Cult Montreal, Whitehot Magazine of Contemporary Art (New York), and Tuck Magazine (London, England). He started out as a rock singer. At the University of British Columbia he read Literature, Philosophy, and Art History. He’s a former English teacher, Don Draper, and General Manager of one of Canada’s leading modern dance companies, Anna Wyman Dance Theatre.

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