Double sens : Margaret Atwood et Pauline

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Author : (Rebecca Anne Clark)
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Margaret Atwood

Poétesse. Précurseure. Personnalité canadienne. Ces descriptifs s’appliquent aussi bien à Margaret Atwood qu’au sujet de son premier livret, E. Pauline Johnson. Si bon nombre associent instantanément le nom d’Atwood à l’actuelle première dame de la littérature canadienne, c’est seulement depuis les dernières décennies que la vie et l’œuvre de Pauline Johnson font l’objet d’un regain d’intérêt sur la scène culturelle canadienne. À une époque où les thèmes de ses écrits – enjeux liés aux Premières nations, biculturalisme et multiculturalisme, femmes et sexualité, identité canadienne – sont largement débattus, madame Johnson est devenue plus pertinente que jamais.

Pauline Johnson c 1895Née en 1861 d’un chef mohawk et d’une quakeresse anglaise, Pauline Johnson s’illustre en donnant des représentations théâtrales de ses œuvres partout au Canada et en Angleterre. Jouant sur sa double identité, elle se présente au premier acte en princesse mohawk vêtue d’une robe en daim, d’une ceinture wampum et d’un collier en griffes d’ours, pour interpréter des ballades poignantes inspirées de la mythologie autochtone. Au second acte, elle revient drapée dans une robe en soie, telle la parfaite dame anglaise, pour déclamer des vers lyriques. Son public est émerveillé par ses descriptions imagées de la vie des Premières nations qu’elle livre dans le style traditionnel de la poésie classique anglaise.

En 1883, Johnson commence à publier sa poésie dans des revues et, en 1892, au terme de sa première lecture-spectacle publique, elle se lance dans une carrière d’interprète. Son premier recueil de poèmes, The White Wampum, est publié en 1895. En 1886, elle a pris le nom de son arrière-grand-père – Tekahionwake – qui, fort à propos, signifie « double wampum » ou « double vie » (qu’Atwood a brillamment traduit par double-stranded, faisant allusion autant à la double rangée de fils qui tissent la double ceinture wampum qu’au sentiment qu’elle éprouve de s’être échouée entre deux cultures). Avant sa mort, elle publie deux autres recueils de poésie Canadian Born et Flint and Feather, de même qu’un recueil de nouvelles Legends of Vancouver. En 1909, sa santé défaillante la contraint à se retirer à Vancouver. Malgré ses succès, les dernières années de sa vie sont marquées par les difficultés financières et la maladie, et après un long et pénible combat contre le cancer du sein, elle s’éteint à l’âge de 51 ans. Or, si à cette époque, ses livres se vendent plus rapidement qu’ils ne peuvent être imprimés, l’essor de la poésie moderniste sonne le glas de son œuvre. Pendant un certain temps, les éditeurs canadiens l’ont presque oubliée.

Aujourd’hui, son œuvre continue de susciter la controverse et les critiques littéraires ne parviennent pas à s’entendre sur ce qui mérite reconnaissance chez elle : sa poésie ou ses performances. « Pourquoi pas les deux ? demande Atwood. C’est une précurseure. Une femme courageuse qui a mené une vie fascinante qu’aucune autre écrivaine au pays n’avait jusqu’alors entreprise. »

En fait, Atwood admire Johnson depuis qu’elle l’a découverte lorsqu’elle était enfant. « À l’école publique vers la fin des années 1940, croyez-le ou non, “The Pilot of the Plains” était au programme. C’est une histoire de fantôme, alors pour une enfant de mon âge (moi), d’autant plus intéressante ! » Au fil des années, sa passion pour la poésie dramatique de Johnson ne s’est jamais démentie. « Je l’ai remise à l’honneur dans le New Oxford Book of Canadian Verse in English en 1983 », précise-t-elle. Elle y a fait entrer « Ojistoh » qu’elle décrit comme « une histoire terrifiante de viol et de meurtre », de même que le poème pastoral « Marshlands ». « J’avais entendu toutes ces histoires sur son talent qu’on jugeait inférieur à celui de [Archibald] Lampman, confie-t-elle; pourtant, Johnson est une poétesse du 19e siècle de plein droit, dont l’œuvre lyrique est parfaitement honorable. Son œuvre dramatique est souvent comparable à celle de Longfellow, par exemple. »

La réintégration de l’œuvre de Johnson par Margaret Atwood dans l’anthologie de 1983 marque le début de sa réinsertion au sein du panthéon littéraire canadien, mais les progrès restent lents. Atwood a commencé l’écriture de son livret pour la COC en 1999, mais elle a dû le laisser en plan lorsque le compositeur s’est retiré. Le directeur artistique du City Opera Vancouver Charles Barber lui a donné une seconde chance en lui commandant une œuvre avec un rôle pour la mezzo Judith Forst en 2006. Atwood a donc retravaillé son livret pour l’adapter à la compagnie d’opéra de chambre, mais en raison d’engagements antérieurs et d’ententes non respectées, sa création prévue en 2010 a été retardée. En définitive, Tobin Stokes a été choisi comme compositeur en 2012 et Rose-Ellen Nichols s’est vu confier le rôle-titre en 2013. L’opéra Pauline a enfin été créé en mai 2014 au York Theatre de Vancouver.

Le livret saura ravir les admirateurs d’Atwood comme ceux de Johnson. Le don emblématique d’Atwood pour les jeux de mots atteint de nouveaux sommets dans un texte riche en humour pince-sans-rire et niveaux de sens multiples, mais la voix de Johnson se fait aussi entendre. « J’ai intégré un certain nombre de [mes poèmes préférés]dans l’opéra », confie Atwood.

Retraçant les derniers jours de la vie de Johnson aux prises avec les douleurs causées par son cancer et l’état second qu’entraîne la morphine, l’opéra s’inspire librement des étapes de sa vie. Dans la première scène, grand-père Smoke chante la vie après la mort telle une rivière, évoquant la demeure Cheifswood aux abords de la rivière Grand où Johnson est née et où elle a grandi en écoutant les légendes que son grand-père John « Smoke » Johnson lui racontait. Après ce prélude, l’opéra adopte son « véritable » décor : la maison de Johnson en 1913, alors qu’elle est plongée dans le délire de la douleur et des médicaments, entourée de soignants et de sympathisants. Tout en s’inquiétant de son identité et de sa mort imminente, elle hallucine et se rappelle des moments marquants de sa vie, qu’Atwood évoque par l’utilisation judicieuse d’une sélection de ses poèmes : l’amant mystérieux de sa jeunesse dans le poème érotique « The Lost Lagoon », la création de son personnage de scène avec le provocant « Ojistoh » et les aventures qui jalonnent sa carrière dans « The Train Dogs ». Jamais publié de son vivant, le poème « Song » fait allusion à un autre épisode romantique et « The Pilot of the Plains » acquiert une nouvelle dimension dans l’imagination de la jeune Atwood qui déplore les difficultés d’une relation interculturelle. Tout au long de l’opéra, des vers du dernier poème de Johnson mettent en évidence son rude combat pour la vie – sa propre vie menée à sa façon, et ce, malgré la pluralité de ses identités.

Les autres personnages de l’opéra incarnent les normes sociales auxquelles elle était censée se conformer et les conséquences inévitables en cas de contestation. Sa sœur Eva en particulier exprime son inquiétude à l’égard de l’identité et de la bienséance. Trois « dames de la société » tour à tour adorent Johnson et médisent sur son compte, tandis que des images projetées sur deux écrans au-dessus de la scène mettent également en relief le thème de la dualité. Le festival littéraire Québec en toutes lettres accueille la première reprise de Pauline et sa création au Québec avec les membres de la distribution originale. L’ensemble de musique actuelle Erreur de type 27 assure l’accompagnement instrumental.

Traduction : Véronique Frenette


Le 16 octobre, au Grand Théâtre de Québec. www.quebecentouteslettres.com/programmation/pauline
Toutes les œuvres de Johnson sont tombées dans le domaine public et sont accessibles gratuitement en ligne, notamment par le biais du projet Gutenberg : www.bit.ly/EPJT-LSM

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A propos de l'auteur

A lover of words, literature, music, and culture, Clark makes her home in Montréal where she enjoys going to libraries and museums, playing flute, guitar, and ukulele, and sewing and DIY projects. She is currently a freelance writer and translator. / Passionnée de la culture et surtout des mots, de la littérature et de la musique, Rebecca Anne Clark habite à Montréal où elle aime aller aux bibliothèques et aux musées, jouer la flûte traversière, la guitare, et l'ukulélé, et aussi la couture et le bricolage. Elle est actuellement écrivaine et traductrice pigiste.

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