La renaissance du Baroque – Petite histoire de la musique baroque à Montréal

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Comment la musique baroque, née il y a quatre cents ans, peut-elle nous paraître si jeune ? L’oubli dans lequel elle a été longtemps plongée lui a peut-être été paradoxalement bénéfique. Demandez à n’importe quel « baroqueux » de première ou de seconde génération qu’il vous raconte le choc : ses premières Vêpres de Monteverdi, son premier Rameau, son premier concerto de Haendel avec Harnoncourt, son premier contact avec cet instrument étrange, la viole de gambe, pour lequel un certain Marin Marais avait écrit, disait-on, près de six cents pièces. Découvrir une musique est une chose; la redécouvrir avec toute une génération de mélomanes en est une autre. On n’en revient toujours pas. Pourquoi cet oubli, ce refoulement ? Et comment le second printemps du baroque a-t-il été possible ?

Ancien orgue de l’Église de l’Immaculée-Conception à Montréal, par Casavant

Nouvel orgue de l’Église de l’Immaculée-Conception par Rudolf von Beckerath, en fonction depuis 1961.

Tout a commencé, chez nous, autour de l’orgue. Nombreux en effet sont les jeunes organistes québécois qui se rendent en Europe dans les années cinquante et découvrent avec émerveillement les instruments historiques : Bernard et Mireille Lagacé (qui se sont mariés à Vienne), Kenneth Gilbert (gagnant du prix d’Europe en 1953), Raymond Daveluy, Lucienne et Gaston Arel entre autres. De retour au pays à la fin des années 1950, ils encouragent la recherche et la diffusion du répertoire ancien et facilitent la venue de facteurs étrangers spécialisés dans la construction d’orgues baroques. Rudolf von Beckerath, alors au sommet de sa carrière, arrive le premier à Montréal et entreprend la construction de trois orgues à traction mécanique, dont celui de l’église Immaculée-Conception. Cet instrument, inauguré en 1961 et rendu célèbre grâce aux deux intégrales Bach de Bernard Lagacé, vient d’ailleurs tout juste d’être restauré par l’atelier Juget-Sinclair. Peu de temps après arrivent Carl Wilhelm et Hellmuth Wolff, appelés à la rescousse par la maison Casavant que le succès des Beckerath ébranlait. Au fil des ans, ils lanceront chacun leur propre atelier, respectivement en 1966 et 1968, et produiront des dizaines d’instruments à l’ancienne. L’orgue de style baroque français de la salle Redpath à l’Université McGill, construit par Hellmuth Wolff, en est un exemple fameux. Les concerts présentés sur ces instruments aux sonorités inédites attirent alors les foules et encouragent la poursuite des recherches. Ce qui semblait une utopie – rejouer des compositeurs dont on ne connaissait que les noms, et plus encore leur redonner leurs couleurs d’origine – est maintenant à portée de main.

Orgue de la salle Redpath de l’Université McGill, construit par Hellmuth Wolff

Au début des années 1970, c’est l’envol. Entre 1972 et 1974, l’Europe voit naître, entre autres, l’English Concert, l’Academy of Ancient Music, Musica Antiqua Köln, la Petite Bande et Hespérion XX. Montréal n’est pas en reste : en 1974, trois organistes, Hélène Dugal, Réjean Poirier et Christopher Jackson fondent le Studio de musique ancienne (aujourd’hui le SMAM). D’emblée, le ton était donné : à l’orchestre symphonique, aux grandes institutions, on opposait la modestie d’un studio, d’un laboratoire où tout serait remis en question, les effectifs, les tempi, le diapason et bien sûr le choix des instruments. C’est d’ailleurs un des paradoxes les plus féconds du mouvement baroque : conservateur dans le meilleur sens du mot, puisqu’il s’emploie à faire revivre le passé, il se veut aussi révolutionnaire, s’inspirant du mouvement peace and love pour rompre avec l’ordre établi du milieu classique et prôner un retour aux sources. La critique, dans les médias tant francophones qu’anglophones, n’est pas toujours tendre, d’autant que les résultats déçoivent parfois : pourquoi revenir à ces instruments dits « d’époque » ? Pourquoi réveiller ces compositeurs qui dormaient dans un oubli peut-être justifié ? Si le mouvement baroque dérange, il s’implante néanmoins sans trop de peine dans les institutions d’enseignement, elles-mêmes en pleine effervescence à cette époque. Des pionniers comme le hautboïste Bruce Haynes, le musicologue Pierre-Yves Asselin ou le claveciniste Scott Ross se sont positionnés rapidement, à une époque où les universités québécoises étaient en essor et embauchaient massivement leur personnel enseignant pour former de nouveaux départements, permettant de diffuser aisément cette culture musicale au sein de la relève.

Réjean Poirier et Christopher Jackson, deux des trois fondateurs de la SMAM

Les résultats ne tardent pas à se faire sentir. Dans les années 1980 et 90, le mouvement connaît un deuxième essor et contribue largement à diffuser la musique baroque auprès du grand public. Coup sur coup sont fondés l’ensemble Arion (devenu Arion Orchestre baroque), Les Idées heureuses, les Boréades, Caprice, les Voix humaines, Clavecin en concert. Parallèlement, Yves Beaupré construit ses premiers clavecins dans son atelier montréalais et le flûtiste Jean-François Beaudin, revenu de Hollande, remédie à la pénurie de bons instruments d’époque en fabriquant des traversos et des flûtes à bec qui lui vaudront une réputation internationale. Le mouvement baroque, en effet, implique bien plus que les interprètes : facteurs d’instruments, musicologues, éditeurs, vulgarisateurs, tous ont leur rôle. Que serait la musique ancienne au Québec sans le travail acharné du conférencier François Filiatrault ou les recherches d’Élisabeth-Gallat Morin, qui a exhumé à Montréal un livre d’orgue datant de la Nouvelle-France, 540 pages presque toutes inédites ? Les maisons de disques Atma, Analekta et Early Music jouent aussi un rôle déterminant. Il fallait du courage pour publier, comme l’a fait Analekta, onze disques consacrés à des musiques d’un compositeur inconnu, Christoph Graupner, que les travaux de la claveciniste Geneviève Soly ont largement contribué à faire découvrir et aimer. Chez Atma, le duo des Voix humaines, Susie Napper et Margaret Little, fait sensation auprès de la critique européenne en enregistrant quatre volumes de pièces de violes du maître de Marin Marais, Sainte-Colombe.

Susie Napper et Margaret en 1992

Dans les années 2000 apparaissent deux événements d’envergure internationale : le Festival Montréal Baroque, qui chaque été depuis 2003 anime les rues du centre-ville, et le Festival Bach Montréal, fondé en 2005. Voilà la métropole devenue un haut lieu de musique ancienne en Amérique du Nord. Bach serait bien étonné de se savoir plus joué ici et aujourd’hui qu’il ne l’a été en son temps ! Qui plus est, Montréal voit naître de nouveaux ensembles aux noms pittoresques, animés par des musiciens baroques de troisième ou même de quatrième génération : Pallade Musica, Infusion baroque, la Compagnie Baroque Mont-Royal, Les Songes, Les Méandres, Les Lys naissants et le tout dernier venu, Poiesis, pour ne nommer que ceux-là. Le choc de la redécouverte des instruments anciens est passé, mais l’esprit demeure le même, une recherche conjuguée d’expressivité et d’authenticité, recherche qui s’étend de plus en plus au répertoire classique et romantique. Les Lys naissants, animés par le chef Jean-Loup Gagnon et la clarinettiste Maryse Legault, en font même leur spécialité, emboîtant ainsi le pas à plusieurs ensembles européens.

Au-delà de la rigueur musicologique, le baroque aujourd’hui se présente souvent sous un jour plus éclaté, plus éclectique : au Festival Montréal Baroque notamment, on imagine des alliances parfois très naturelles, parfois déconcertantes, avec les musiques du monde, le folklore, la musique et la danse contemporaine, voire le jazz. Salsa baroque, Bach’n Jazz, Vivaldi et les Gitans, tout est possible. Le Festival Bach, quant à lui, propose une programmation partagée entre instruments modernes et instruments anciens qui aurait paru incohérente il y a quelques années.

Cet éclatement réjouit, si on y voit le signe d’un mouvement parvenu à maturité, mais dissimule peut-être aussi un malaise. Les jeunes ensembles se multiplient, certes, mais peinent souvent à trouver leur public, comptant surtout sur les réseaux sociaux pour se faire connaître. De plus en plus d’événements pour de moins en moins de gens, tel est le paradoxe qui frappe aujourd’hui bien des secteurs de la vie culturelle. Il faut de l’audace pour entreprendre l’étude du clavecin ou du violon baroque en 2018. On est loin du temps où la chaîne culturelle de Radio-Canada, supprimée en 2004, tendait régulièrement son micro aux Claire Guimond, Francis Colpron, Geneviève Soly et autres animateurs du mouvement. Seules les radios communautaires – c’est tout à leur honneur – osent aujourd’hui proposer des émissions entièrement axées sur un instrument ou une période historique. La situation n’est pas forcément plus réjouissante du côté des grandes institutions : malgré le travail de recherche accompli ici depuis quarante ans, malgré tant de découvertes et de succès, la musique ancienne demeure un parent pauvre dans plusieurs établissements d’enseignement, tandis que des salles de concert et de grands festivals, comme celui de Lanaudière ou du Domaine Forget, ne lui accordent pratiquement aucune place. On rêve de voir, en cette terre francophone, un grand opéra de Lully ou de Rameau, dansé, chanté et joué. Mais quelle maison d’opéra prendra un tel risque ? Le baroque a beau se porter mieux ici que partout en Amérique, il demande pour prospérer qu’on le soutienne et le diffuse davantage.

Ce qui se passe aujourd’hui a autant d’intérêt que le travail des pionniers, il y a quarante ans. Loin de s’achever, l’aventure ne fait que commencer, et un simple coup d’œil sur l’actualité la plus récente suffit à nous convaincre de rester attentifs. Voyez les dernières parutions de la maison Atma : de toniques concertos de Vivaldi avec l’orchestre Arion et le flûtiste Vincent Lauzer (couronnés d’un diapason d’or), d’étonnantes sonates d’un contemporain de Telemann, Schieferlein, avec le jeune ensemble Pallade Musica, et une pastorale inédite de Paolo Lorenzani, Nicandro e Fileno, exhumée par les Boréades. La découverte et l’émotion sont encore là, bien palpables. Le baroque retrouvé n’est pas une mode : il a contribué à nous réconcilier avec le passé, avec une part de nous-mêmes. En ce sens, il nous parle toujours au présent.

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A propos de l'auteur

Philippe Gervais a soutenu, en 2002, un doctorat à l’Université de Paris-III Sorbonne qui portait sur l’opéra baroque français. Passionné à la fois d’histoire de l’art, de littérature, de théâtre et de musique classique, il cherche à relier ces disciplines et à comprendre leur évolution au fil des siècles. En plus d’enseigner l’histoire de l’art au Conservatoire de musique de Montréal, il enseigne également au Collège de Maisonneuve, participe à diverses revues culturelles et se produit régulièrement comme conférencier au Musée des beaux-arts de Montréal. En 2011, il a cofondé la Compagnie Baroque Mont-Royal, dont l’objectif est de faire connaître la musique vocale des XVIIe et XVIIIe siècles.

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