Critique | Tàr de Todd Field : L’art excuse-t-il tout ?

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C’est depuis longtemps un sujet de discussion récurrent dans le domaine de l’éthique et de l’esthétique : le talent et le génie artistique excusent-ils les mauvais comportements ? La question, souvent soulevée à propos de Wagner, est revenue sur le devant de la scène pour évaluer des chefs d’orchestre comme Wilhelm Furtwängler et Herbert von Karajan dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. De nos jours, des chefs d’orchestre de premier plan, tels que James Levine, Charles Dutoit et Daniele Gatti, ont été démis de leurs fonctions pour cause de harcèlement sexuel présumé. Dans le nouveau film Tár, le sujet est à nouveau abordé, mais avec une tournure différente : cette fois, l’artiste soumis à l’examen est une femme, la fictive cheffe d’orchestre Lydia Tár.

Lydia Tár dirige l’Orchestre philharmonique de Berlin. Initialement inspirée par Leonard Bernstein, elle fait de brillantes études, devient une excellente pianiste, compositrice et ethnomusicologue et gravit les échelons des postes de direction. Elle est maintenant au sommet de sa profession. Dans la réalité de 2022, c’est assez improbable – même s’il ne fait aucun doute que les cheffes d’orchestre ont accès à des opportunités plus nombreuses et meilleures qu’il y a dix ans. Le fait est, cependant, qu’il n’y a présentement pas de femmes à la tête de grands orchestres, que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord. La plus accomplie actuellement est Nathalie Stutzmann, qui vient de devenir directrice musicale de l’Atlanta Symphony, en remplacement de Marin Alsop, à Baltimore. Cette saison, le Philharmonique de Berlin a tout juste deux cheffes d’orchestre invitées : Simone Young et la spécialiste du baroque Emmanuelle Haïm. Mais le film nous invite à réfléchir au sort qui pourrait être réservé à une cheffe d’orchestre de premier plan si elle était accusée de certains des actes qui ont été retenus contre les chefs masculins ces dernières années.

Lydia Tár est décrite comme une femme très sûre d’elle, égocentrique et souvent arrogante. On la voit dans des entrevues, aux répétitions de son orchestre, à des réunions d’affaires, à des déjeuners entre amis et à la maison avec sa compagne, qui se trouve être aussi premier violon de l’orchestre. Le couple a une fille adoptive.

Dans une longue scène révélatrice, Tár travaille avec de jeunes chefs d’orchestre. Elle est très dure avec l’un d’entre eux, qui finit par plier bagage et quitter les lieux en la maudissant. Plus tard, une vidéo fortement éditée fait surface et vise clairement à montrer que Tár a été cruelle et insultante envers le jeune homme. Cependant, le spectateur a vu l’épisode dans son intégralité et pourrait arriver à une conclusion différente. Le jeune homme n’était pas bien préparé et son ignorance et son manque de respect pour Bach étaient visibles.

Au fil du film, Tár est liée à une affaire dans laquelle un jeune étudiant en musique s’est suicidé. On la voit également prendre des décisions difficiles qui sont mal accueillies par ceux qui les subissent. Finalement, Tár est mise à mal par une série d’accusations et perd à la fois son poste et son enfant adoptif. Mais elle n’est pas vaincue. Elle est effectivement exclue du monde de la musique professionnelle, mais elle s’installe dans un pays asiatique non identifié et recommence tout à zéro – au plus bas de l’échelle – en dirigeant la bande sonore d’un jeu vidéo.

Tár méritait-elle ce sort ? Était-elle coupable ? Était-elle une prédatrice sexuelle ? A-t-elle profité de sa position pour s’en prendre à des jeunes femmes ? Ou bien a-t-elle fait ce que font les grands leaders et s’est-elle contentée de faire son travail ? Aurait-on traité différemment un chef d’orchestre masculin ? Dans l’ensemble, le scénariste et réalisateur Todd Field raconte cette histoire avec brio et nous donne matière à réflexion.

Field connaît manifestement bien le monde de la musique classique, mais on pourrait avoir l’impression qu’il y a un peu trop de discussions « internes » qui risquent d’être incompréhensibles pour le grand public. Et si une grande partie de l’histoire est plausible, il y a au moins deux chapitres qui sont exagérés et inutiles.

Comme tous les cinéphiles le savent maintenant, Cate Blanchett est une excellente actrice. Elle est tout à fait crédible dans le rôle de Lydia Tár et s’acquitte même des brèves séquences de direction d’orchestre avec une grande assurance. On voit Tár/Blanchett répéter plusieurs passages de la Symphonie n° 5 de Mahler, y compris le mouvement Adagietto joué dans le film de Visconti, Mort à Venise. Il y a également des extraits du Concerto pour violoncelle d’Elgar. L’Orchestre philharmonique de Berlin n’apparaît pas dans le film. Le Philharmonique de Dresde est utilisé comme doublure.

Le réalisateur Field utilise la même astuce que celle utilisée par Milos Forman dans son film Amadeus. Les interprétations musicales sont jouées à un volume sonore insupportable et avec des basses fortement renforcées pour un effet maximal. Ce procédé a apparemment permis de convertir de nombreux spectateurs à Mozart et pourrait faire de même pour Mahler et Elgar. Pas mauvais en soi.

Tár, un film mettant en vedette Cate Blanchett et réalisé par Todd Field. 2 h 38 m

Traduction par Mélissa Brien

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A propos de l'auteur

Former conductor and broadcaster, Paul E. Robinson, is the author of four books on conductors, Digital Editor for Classical Voice America, and a regular contributor to La Scena Musicale.

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