Rébecca Déraspe: Leçons pour un monde meilleur

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Dans Faire la leçon, Rébecca Déraspe tord la réalité et ses zones terrifiantes pour lui redonner toute sa lumière. « Nous sommes fébriles, nous sommes magistraux. » Voilà ce que revendiquent les quatre personnages de la pièce, en dépit de l’enfermement et de la terreur qu’ils subissent tout au long de l’intrigue. La dramaturge prolifique, qui compte déjà dans son répertoire des œuvres pour adultes (Gamètes, Deux ans de votre vie) et pour jeune public (Le Merveilleux voyage de Réal à Montréal, Je suis William) réclame, quant à elle, rien de moins que la beauté du monde. Elle expose les motivations derrière sa nouvelle création : sa vision des thèmes d’une brûlante actualité se traduit par une subjectivité qu’elle assume entièrement. « Je ne fais pas une description objective de l’éducation. Je ne suis pas une sociologue. J’y suis allée par le prisme de ma sensibilité », confie-t-elle, volubile et souriante en évoquant à quelques reprises sa fille de sept ans.

Faire la leçon se déroule dans une salle de professeurs où Mireille, Simon, Étienne et Camille ont trouvé refuge. Le groupe ressent la disparition tragique d’une de leurs collègues, avant de donner libre cours à leurs angoisses respectives dans un système où la liberté semble s’effriter comme une peau de chagrin. Avouant son plaisir de « jouer avec la distorsion du réel », Rébecca Déraspe ne cherche pas à donner de réponses définitives. Pourtant, le microcosme social qu’elle a conçu a reçu des échos favorables. « Certains enseignants m’ont affirmé avoir vu un miroir de ce qui se passait dans leur école. Des élèves ont même été surpris d’apprendre que leurs professeurs parlaient d’eux dans la salle des profs. »

« L’éternelle adolescence », avec son esprit curieux et son « bouillonnement intense », explore ici de nouvelles avenues dans sa pratique. Elle a immédiatement été emballée par l’approche pluridisciplinaire du Théâtre I.N.K., fondé en 2002 par Marilyn Perreault et Annie Ranger. Ce dernier se distingue dans le paysage artistique par son traitement visuel et corporel (avec la présence notamment de la danse ou du cirque) dans des productions remarquées comme Lignedebus et plus récemment Fiel. Dans une mise en scène d’Annie Ranger, Faire la leçon peut compter sur une distribution « énergique » : Solo Fugère, Xavier Malo, Marilyn Perreault et Klervi Thienpont. De nombreuses résidences dans des écoles secondaires ont été effectuées pour rendre encore plus tangible le propos. Rébecca Déraspe a appris à collaborer plus étroitement avec une équipe. « J’ai écrit au moins trente versions du texte pour harmoniser la parole et le geste. Dans un théâtre du mouvement (comme I.N.K.), il faut trouver où placer les mots pour arriver à résultat organique. Je considère qu’il s’agit d’un véritable spectacle écrit à quatre mains (avec la metteure en scène) et non une simple pièce. »

La signature pluridisciplinaire n’occulte aucunement les enjeux contemporains traités avec une langue foisonnante (sans oublier les pointes d’humour). Les quatre professeurs confinés dans une sorte de cellule sont confrontés à la rectitude politique et à la censure, parfois implicite. « Leur salle demeure le seul endroit où il leur est permis, comme dans un espace de décompression, de dire ce qu’ils et elles ont envie de dire. Ces pédagogues montrent alors leur vulnérabilité et leur individualité qu’ils doivent « cacher » en classe pour garder un devoir de réserve. » Parmi son quatuor de personnages, l’autrice avoue sa préférence pour Camille, « la plus motivée par son travail, la première à arriver dans la salle des profs et qui finit par péter sa coche. Celle-ci sort alors tout ce qu’elle refoulait depuis sa propre adolescence, dont son désir d’une véritable révolution. » Devant des relations souvent complexes entre les professeurs et les étudiants (Faire la leçon esquisse notamment le métissage, le consentement sexuel, la liberté d’expression), existe-t-il une échappatoire ? Réponse de la créatrice, également concernée comme citoyenne et maman : « Il faut apprendre à faire confiance au système éducatif. »

Pourtant, derrière l’atmosphère souvent sombre de cette exécution scénique, Rébecca Déraspe témoigne d’une grande confiance envers les jeunes générations, qu’elle côtoie régulièrement lors d’ateliers d’écriture. Elle souhaite que chacune d’elles et chacun d’eux « apprennent à développer leur jugement propre et à témoigner de l’empathie envers les autres ». Par ailleurs, une partition comme Faire la leçon lui permet de songer à l’abolition des barrières entre les générations. Car dans l’histoire, « cela fait trois ans que personne ne lève la main. Alors que nous sommes confrontés à des enjeux cruciaux comme l’environnement, les adultes et les enfants (sans oublier les adolescents) doivent se regrouper pour mettre de la pression sur nos dirigeants. »

La femme de lettres souligne l’influence majeure de l’anthropologue et sociologue français David Le Breton. Elle ne tarit pas d’éloges sur son essai En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, une mine d’or pour comprendre Faire la leçon et surtout sa prochaine réalisation, Ceux qui se sont évaporés, prévue l’hiver prochain au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. « La pièce explore le phénomène de la disparition de soi (ne pas confondre avec le suicide) et de la déconstruction de notre système de protection, car nous sommes pris dans notre propre mise en scène de notre être social », confie-t-elle, pensive.

À la fin de la rencontre, Rébecca Déraspe réitère l’importance de créer « afin que nous avancions tous ensemble pour prendre l’avenir en main et rêver le monde autrement ».

Faire la leçon est à l’affiche Aux Écuries du 12 au 29 novembre 2019. www.auxecuries.com

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