SLĀV, une année de bruit et de silence

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Québec, le 28 décembre 2018 – Peu importe de quel côté on a pu se ranger pendant la controverse entourant le spectacle SLĀV, force est d’admettre qu’elle aura au moins eu pour effet de susciter au Québec une réflexion nécessaire qui s’imposait depuis longtemps. Malheureusement, comme c’est souvent le cas chez nous, les débats sociétaux d’importance ont parfois tendance à se transformer en dialogue de sourds, dans le cadre duquel le discours s’embrouille et ne devient qu’un empilage d’idées et d’opinions où règnent le bruit et la confusion.

Au cours de la dernière année, on m’a souvent reproché de ne pas m’être assez exprimé sur le sujet et, surtout, de ne pas m’être prêté au jeu des médias. Mais il me semblait que pour émettre une opinion, il me fallait être capable de l’articuler. Je dois avouer que même aujourd’hui, bien qu’elle ait évolué, ma position est encore loin d’être claire. C’est pourquoi il m’apparaissait plus sage de garder le silence que d’ajouter ma voix à la cacophonie générale.

J’avais le sentiment que la durée d’une entrevue accordée à un journal télévisé ou dans le cadre d’une tribune radiophonique est toujours insuffisante pour traiter d’une question délicate comme l’appropriation culturelle, à laquelle s’ajoutent, dans le cas de SLĀV, les enjeux non moins complexes de la représentativité sur scène des minorités et de la décolonisation des arts. Mais je savais bien qu’en choisissant de me taire, je prenais le risque que d’autres parlent à ma place et que les arguments de mes défenseurs ne soient pas toujours en phase avec mes opinions.

Ce débat a soulevé en moi beaucoup plus de questions qu’il ne m’a fourni de réponses, et j’aurais bien aimé pouvoir m’adresser à mes détracteurs directement, en dehors de l’espace public, sans avoir à passer par l’habituel arbitrage des médias électroniques et des lignes éditoriales de la presse écrite.

À la fin de l’automne, après plusieurs mois d’hésitation et de scepticisme, j’acceptais l’invitation du groupe « Slāv Résistance » à aller les rencontrer en personne. Prenant mon courage à deux mains, je me rendais dans un lieu déterminé à leur convenance, résolu à me faire embrocher et à rôtir à feu vif. Mais, contrairement aux irascibles militants d’extrême gauche dépeints par certains médias, j’étais accueilli par des gens qui faisaient preuve d’une grande ouverture et qui se sont avérés très sensibles, intelligents, cultivés, articulés et pacifiques. Prévenu à tort par quelques personnes que j’allais probablement avoir affaire à une bande d’« anglos radicalisés de l’Université Concordia », tout mon argumentaire avait été préparé en anglais. Mais quand j’ai compris que la grande majorité d’entre eux étaient francophones et que la discussion allait se dérouler principalement dans la langue de Molière, je dois avouer que je me suis retrouvé démuni et balbutiant.

Étaient présentes une quinzaine de personnes afrodescendantes, dont Lucas Charlie Rose et Ricardo Lamour. Ces personnes étaient pour la plupart des artistes ou actrices de changement dans leurs communautés, et se trouvaient rassemblées autour d’un même engagement social qui, au cours de l’été, semblait les avoir beaucoup éprouvées. Malgré le fait que leur geste de contestation ait eu pour effet de faire retirer notre spectacle de l’affiche du Festival international de Jazz de Montréal, leur attitude était loin d’être triomphante et leur prise de parole leur avait valu d’être démonisées par l’opinion générale. Leurs interventions devant le Théâtre du Nouveau Monde avaient généré un emportement qu’elles n’avaient pas soupçonné. Elles affirmaient être désormais associées à une violence qu’elles n’avaient jamais souhaitée et dont elles n’étaient pas responsables. Certaines d’entre elles avaient même perdu leur emploi, tandis que d’autres avaient vu s’évanouir de précieuses collaborations. Continuellement harcelées et insultées par des groupes d’extrême droite, certaines avaient même été la cible de menaces de mort. Et tout comme moi, toutes ces personnes avaient perdu des amis.

Durant la rencontre, notre premier constat était aussi frappant que désarmant; nous ne ressemblions, ni d’un côté ni de l’autre, aux portraits que l’opinion générale et les médias avaient faits de nous. Malgré nos divergences d’opinions, nous rencontrer plus tôt aurait eu pour effet de mieux nous comprendre, tout en s’évitant bien des égratignures.

Dans ce climat d’ouverture et de transparence, il était plus facile pour moi d’admettre mes maladresses et mes manques de jugement et de tenter d’expliquer le bien-fondé de notre démarche. Il m’était également important d’admettre que la version de SLĀV que nous avions présentée en juin dernier était loin d’être aboutie et que ce n’était peut-être pas par hasard que les problèmes dramaturgiques dont souffrait le spectacle correspondaient exactement aux problèmes éthiques qu’on lui reprochait. Si nous avions pu jouer plus longtemps, nous aurions sûrement pu faire mieux, mais bon… D’ailleurs, j’aimerais mentionner ici que depuis juin dernier, le contenu de SLĀV a été soumis à une réécriture et à une révision complète de son contenu.

Pendant les quatre heures de notre discussion, parsemée de témoignages émouvants et de nombreux éclats de rire, nous nous sommes écoutés attentivement, dans un respect mutuel. Nous en sommes arrivés à la conclusion que, bien que nous n’allions pas résoudre tous les tenants et aboutissants des problèmes liés à la question de l’appropriation culturelle, une ouverture au dialogue venait de s’opérer.

À la fin de la rencontre, il m’est apparu évident que, de tous ceux présents à cette rencontre, j’étais le seul qui ait la visibilité, le pouvoir et les moyens de poser les premiers gestes réparateurs.

J’ai donc senti l’importance de me commettre sur certains engagements afin de continuer à faire évoluer notre réflexion. D’abord, inviter l’un ou l’une d’entre eux à venir assister aux répétitions de SLĀV avant sa reprise en janvier afin de témoigner des nombreux changements apportés au spectacle. De plus, leur offrir une tribune afin d’échanger avec le public et les artistes à la suite de certaines représentations. Enfin, opérer des changements structurants à l’intérieur même de l’organisation Ex Machina et assurer une représentation significative de la communauté afrodescendante de Québec au sein de la programmation du futur Diamant.

En ce début d’année, je me propose d’essayer de faire mieux. Mais il est évident que ces résolutions n’arriveront jamais à satisfaire tout le monde. Elles me semblent tout de même être quelques pas dans la bonne direction afin de signifier qu’à travers tout ce vacarme, il nous est possible de dialoguer calmement.

Robert Lepage

Metteur en scène

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