Marie Brassard – Éclipse : la Beat generation au féminin

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À la faveur d’Éclipse, sa prochaine création, Marie Brassard se penche sur les femmes poètes de la Beat Generation, des intellectuelles aventurières qui ont pavé la voie de notre contemporanéité – souvent sans en retirer la moindre gloire. Entrevue.

Après avoir mis en scène l’écriture torturée de Nelly Arcan dans le succès international La fureur de ce que je pense (2013) puis engendré La vie utile (2018) à partir du trouble chantier d’écriture d’Évelyne de la Chenelière, Marie Brassard s’intéresse cette fois aux œuvres et aux vies des femmes poètes qui ont fait partie de la Beat Generation, une mouvance d’artistes qui allait ébranler la société américaine dans ses convictions. Les mouvements d’opposition à la guerre du Vietnam, au nucléaire et même les hippies de Woodstock en sont les descendants directs.

La magnifique anthologie Beat Attitude, Femmes poètes de la Beat Generation, établie par Annalisa Marí Pegrum et Sébastien Gavignet (éditions Bruno Doucey – 2018) a été un vrai déclencheur pour Marie Brassard. Cet ouvrage m’a donné comme un coup de poing : j’ai réalisé que moi, qui suis pourtant depuis toujours férue de démarches féminines et féministes, je n’avais jamais soupçonné ni l’existence ni l’importance de leur travail, s’étonne la créatrice québécoise. Il n’est pas nouveau que la présence des femmes soit oblitérée par celle de leurs compagnons. Les récits historiques et toutes les perceptions qui en découlent sont donc filtrés, à l’évidence, au tamis du point de vue masculin. « J’ai pris la mesure de mon aveuglement et j’ai ressenti une réelle urgence à mettre en avant le travail de ces créatrices de talent, en utilisant le superbe véhicule de leur littérature ». L’écriture est mon matériau d’élection, résume la metteure en scène, avec une sorte de gourmandise.

«Éclipse, c’est la face cachée de la lune, le pan féminin de la Beat generation ». On parle beaucoup de la libération des femmes dans les années 60, mais il ne faut pas ignorer la période féconde qui a précédé cette décennie et vu la naissance des mouvements du Black Power, du Red Power et bien entendu, du féminisme. En remettant radicalement en cause la place assignée aux femmes et en assumant au quotidien leurs désirs de créativité et de sexualité, les poètes de la Beat Generation ont mené des vies hors normes. « Je veux rendre hommage aux Hettie Jones, Anne Waldman, Lenore Kandel, Denise Levertov, Janine Pommy Vega, Diane di Prima et Mary Norbert Körte… Qu’elles sortent de l’ombre et rejoignent enfin Allen Ginsberg et Jack Kerouac sous les projecteurs, lance Marie Brassard, revancharde. Avec un petit rire, la metteure en scène ajoute : « Mettre les femmes en avant, c’est toujours un projet sous-jacent quand on est une femme féministe! ».

Des actrices créatrices

Pour Éclipse, Marie Brassard a choisi Larissa Corriveau, Laurence Dauphinais, Ève Duranceau et Johanne Haberlin. Ces actrices créatrices, intelligentes et intéressantes sont cruciales dans ma démarche, je souhaite révéler la complexité de leurs personnalités dans leur entièreté, surtout pas les effacer, reprend la metteure en scène. Le premier souci des membres de l’équipe est de s’inscrire ensemble, avec intégrité, dans une vision du travail. La démarche de création doit être une expérience transformatrice, pour les créateurs comme pour les spectateurs et elle est vouée à l’échec sans authenticité. La construction d’une œuvre, c’est aussi une expérience de vie, un partage – de lectures, de films, de bons repas bien arrosés : « Il faut créer un chaos, une débauche d’idées que l’on va ensuite devoir faire vivre c’est un plaisir de travailler avec des interprètes aussi allumées et talentueuses; l’œuvre est autant la-leur que la-mienne ».

De gauche à droite: Ève Duranceau, Larissa Corriveau, Marie Brassard, Laurence Dauphinais et Johanne Haberlin – Crédit photo: Charles Bélisle

Ensemble, les cinq femmes réfléchissent à l’intéressant mais étrange métier d’acteur. L’art de la performance, le jeu, c’est aussi un état, que Marie Brassard veut les inviter à déposer, comme le font les danseurs et les musiciens, pour ensuite explorer d’autres avenues. Elle s’émerveille devant le talent des interprètes de la distribution et la subtilité et de l’intelligence féminine, comme lors de la création de La vie utile, un spectacle tout en couches et en transparence, ou encore celle de la version japonaise de La fureur de ce que je pense (2017), traduite en japonais par Iwakiri Shoichiro. Ces notions de sororité, de complicité, d’entraide et de transmission, vont par–delà les expériences artistiques : « Revisiter au Japon les préoccupations d’une jeune auteure québécoise et réaliser qu’elles sont partagées dans une autre culture a été un moment très fort ».

Chez Marie Brassard, la forme est toujours en accord avec le fond et la créatrice se ravit de travailler au corps les écrits des poètes femmes de la Beat generation : « Je veux mettre en valeur ces écritures immenses et totales, mener une démarche comparable à celle entreprise avec l’écriture d’Évelyne ou de Nelly Arcand ». Le destin des femmes poètes de la Beat generation est extraordinaire; leurs œuvres abondantes regorgent d’images visuelles et de potentiel dramatique, des aspirations mystiques aux expériences narcosensorielles ou sexuelles. Un désir d’aventures et de voyage parcourt leurs récits, dont le style rappelle parfois l’écriture automatique ou sous influence. Stone de liberté, elles évoquent l’emprise consciente de cette aspiration sur leurs propres vies et sur leurs écrits. « Je m’amuse à plonger dans leurs univers; c’est un moment fantastique – tout est possible, la voie est libre, les choix douloureux viendront plus tard ».

Difficile pour l’instant d’en savoir plus sur Éclipse. La coproduction du Théâtre de Quat’Sous et d’Infrarouge, la compagnie de Marie Brassard, se révèlera au fil des prochaines semaines. Car la metteure en scène travaille jusqu’au dernier moment et garde son équipe sur la brèche, dans un état d’exploration. « Je ne me fais pas toujours confiance, mais je crois en la mécanique du processus, aux surprises et aux coïncidences qui donnent le vertige ». Avec Larissa Corriveau, Laurence Dauphinais, Ève Duranceau et Johanne Haberlin, du 21 janvier au 15 février 2020. https://www.quatsous.com.

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