Brigitte Haentjens : Le fracas de la création

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Lauréate du prix du Gouverneur général pour les Arts de la scène en 2017, du Siminovitch en 2007 et du Gaston-Thomas la même année, Brigitte Haentjens est devenue la première femme à assurer la direction du Théâtre français du Centre national des Arts d’Ottawa – un poste qu’elle entend conserver jusqu’en 2021. Avec Dans la solitude des champs de coton, la nouvelle création qu’elle présentera en janvier et février à l’Usine C, la femme de théâtre renoue avec Bernard-Marie Koltès, son auteur fétiche. Entrevue.

Les piliers du travail de la compagnie de Brigitte Haentjens, Les Sibyllines (qui souligne cette année son 20e anniversaire) regroupent l’identité féminine, le pouvoir et la sexualité, car on ne peut s’intéresser à l’identité féminine sans réfléchir au pouvoir. « Ça ne s’est pas fait de façon intentionnelle ou didactique, mais probablement que jouir d’une liberté dramaturgique totale fait que quelque chose finit par se dessiner; au contraire des metteurs en scène indépendants qui sont appelés à monter les matériaux qui leur sont offerts, je choisis toujours et une tendance se dégage de l’ensemble de ces choix », commence la femme de théâtre la plus reconnue du Canada francophone. Ce sont en effet les mécanismes de la domination qui intéressent Brigitte Haentjens et c’est pour cela qu’elle s’intéresse par ricochet à la psyché féminine. Qui est dominant, qui est dominé ? La Montréalaise n’a cessé de passer en revue les formes d’aliénation, mettant en scène le malheur de Richard III (2015), le drame d’un Woyzeck (2009), l’effroi de Marta Hillers dans Une femme à Berlin (2016) ou le désespoir et la dépression de Sylvia Plath dans La cloche de verre (2004). « J’ai une profonde fascination par les auteures féminines qui se sont donné la mort : la chose me questionne et me bouleverse énormément, alors j’ai beaucoup creusé le sujet et réfléchi autour des causes d’aliénation de la femme », explique la metteure en scène.

« J’ai des petites dérives, des petites bouffées d’oxygène à droite et à gauche, mais mon travail est dans l’ensemble plutôt grave », concède Brigitte Haentjens, rencontrée au sortir d’une séance de signatures lors du Salon du livre de Montréal. La metteure en scène vient en effet de publier un deuxième roman intitulé Un jour je te dirai tout, chez Boréal. Elle se réjouit : « Ce projet possède véritablement un ADN commun avec la nouvelle création à laquelle je travaille, Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, et c’est très drôle parce que comme toujours quand j’ai le nez sur quelque chose, je commence seulement à m’en rendre compte… » Même si elle pense depuis longtemps à monter Dans la solitude des champs de coton et qu’elle en a vu trois ou quatre productions, elle a toujours reçu le texte très intellectuellement. « Et là, après six semaines de répétitions, je vois que c’est une véritable lutte de pouvoir, incroyablement sauvage et violente », constate la metteure en scène. « Un désir comme du sang à vos pieds a coulé hors de moi – un désir que je ne reconnais pas, que vous êtes le seul à connaître et que vous jugez. » L’extrait tiré de Dans la solitude des champs de coton pourrait être l’exergue de son nouveau roman Un jour je te dirai tout – et même du précédent, Une femme comblée. « Oui, entre la scène et l’écriture, les vases sont communicants, mais en même temps il y a des plaques tectoniques, des choses qui sont là, qui bougent et que je retrouve – comme le projet Molly Bloom (2014) que j’ai oublié et qui est revenu me hanter dix ans plus tard. »

Si je dois contribuer à notre époque, c’est par la force, la violence et le combat, écrivait l’auteur de Woyzeck, Georg Büchner. Brigitte Haentjens aussi aime que ça percute, que ça fracasse : « J’aime beaucoup ce mot; un de mes livres sur la pratique théâtrale s’appelle d’ailleurs Un regard qui fracasse. C’est un privilège de poser des actes de création et il y a tant de choses anodines dans cette société superficielle, tout est pareil, tout se vaut – j’ai donc envie que créer soit signifiant, important […] J’ai le privilège de pouvoir gagner ma vie à ne faire que du théâtre, alors je me dis qu’il faut que ce soit pour provoquer des rencontres fortes et que quelque chose se produise… Sinon, je n’ai qu’à aller au Cirque du Soleil ! » Il faut que ça cogne, que l’événement soit un révélateur pour le spectateur ! lance la directrice du Théâtre français, décochant une droite imaginaire. « C’est évident qu’il y a des résonances entre l’intime et la dramaturgie; je le comprends maintenant, avec le temps – j’ai connu beaucoup de violence dans mon enfance et je pense que ça a marqué mon esprit, en tout cas que ça fait partie de ça; pas uniquement, mais en correspondance avec d’autres choses », reprend Brigitte Haentjens. Pour Martha Hellers, dont la directrice artistique des Sibyllines a adapté le journal (Une femme à Berlin) l’écriture structure le chaos. La lauréate du prix du Gouverneur général pour les Arts de la scène en 2017 élabore : « Est-ce que c’est un chaos intime, intérieur, personnel ? Pour moi, la beauté du métier que je fais est justement d’organiser – pas dans un sens réducteur, mais plutôt dans celui de magnifier pour que le matériau ne soit plus une chose informe qui dépasse de partout et qu’il agisse. » Elle aime répéter que la salle de répétition est l’endroit où elle est le mieux au monde, où elle se sent entière, rassemblée et libre : « C’est extraordinaire et très émouvant de faire ce métier, de mettre debout quelque chose qui va se casser. »

 

Un texte, des rencontres, puis ça brûle et c’est fini

Bernard-Marie Koltès fait partie de la vie littéraire de Brigitte Haentjens, il est au cœur de sa pratique; la Française d’origine a monté Combat de nègre et de chiens (1997) et La nuit juste avant les forêts à deux reprises (1999-2001/2010-2013). Elle parle de l’auteur défunt comme d’un petit frère : « Je ne sais pas comment expliquer ce phénomène; ses écrits ont tellement fait partie de mon univers que je les ai assimilés et faits miens. » Ils appartiennent presque à la même génération, elle a tout lu de lui – et trouve formidables les lettres qu’il a écrites à sa mère. C’est une relation difficile à expliquer, une vraie rencontre. Brigitte Haentjens loue son écriture, ses engagements politiques – il a été le premier dramaturge français à écrire des rôles pour des Noirs et des Arabes – et elle s’est toujours senti beaucoup d’affinités avec sa vision de la France et du colonialisme : « Koltès est un nomade, ce que je ne suis pas mais j’ai beaucoup bougé et, profondément, dans ma nature, je suis tout sauf une bourgeoise. » Les mots d’un auteur sont forts, ils s’incrustent dans votre chair au même titre que des souvenirs d’enfance : « Les textes qu’on travaille longtemps rentrent dans ta psyché, ils deviennent des mondes parallèles que l’on porte en soi, de la même façon que les comédiens portent plusieurs personnages. » Le fait que Bernard-Marie Koltès soit mort si jeune contribue à le nimber d’une certaine aura. « C’est sûr qu’il ne voulait parler ni du sida ni de l’homosexualité, mais la fin de sa vie a été très difficile et je ne peux m’empêcher d’y penser en travaillant sur son texte – la mort le traverse, il est impossible d’en faire abstraction. »

Quant à la rencontre fusionnelle d’Élisa et d’Olav, les deux personnages d’Un jour je te dirai tout, le dernier roman de Brigitte Haentjens… Est-elle une métaphore de l’érotisme, de l’immense éros de la scène ? L’auteure et metteure en scène acquiesce : « C’est vrai que c’est un peu comme ce qui se passe en théâtre aussi, il y a une rencontre avec un texte, des interprètes – puis ça brûle et c’est fini ! » Sur le plan psychique, le théâtre est complètement fusionnel et cette fusion est permise autant avec le texte qu’avec l’équipe, c’est pour cela que la représentation est aussi douloureuse. Parce que ce sont des moments qui vont disparaître et qu’on réactive, le processus entre metteur en scène et acteur fait appel à des choses très profondes, incroyablement grandes, subtiles et dangereuses. C’est un processus de régression psychique dans lequel il faut rester très sain et lucide, tout en se laissant porter, pour l’acteur comme pour le metteur en scène. L’équipe s’imprègne de l’esprit du projet, regarde des films, des sculptures, discute des idées de l’auteur, de sa vie. La mise en scène, ce n’est pas l’action mais la réception, l’écoute d’un instant qui s’impose. « Je ne comprends pas très bien ce qui se passe, mais c’est ça qui est beau et je sais instinctivement quand je suis prête à me lever de la table de travail, comment il faut que je sois intérieurement par rapport à l’œuvre et tout d’un coup ça fonctionne, c’est organique… »

Quand on lui demande si elle est heureuse d’avoir cassé un plafond de verre en étant la première femme en poste au Théâtre français du CNA, Brigitte Haentjens répond qu’elle est plutôt triste qu’il n’y en ait pas eu avant. Et elle demande aussi sec si c’est sa qualité de femme qui lui a valu le poste : « J’ai même hésité à l’accepter parce que je n’ai plus besoin de ce genre de confirmation alors qu’il y a vingt ans, au moment où j’aurais dû avoir cette position, elle aurait peut-être pu faire une différence. » Mais comme il est important d’avoir un modèle pour les jeunes filles des générations qui arrivent, que ça l’est aussi d’accueillir des propositions d’artistes non conventionnel(le)s et de donner aux autres comme elle aurait aimé qu’on le fasse pour elle, Brigitte Haentjens redistribue les bourses qu’elle reçoit – elle a remis à parts égales la récompense du prix du Gouverneur général à cinq artistes de la relève en théâtre – et s’implique au Conseil québécois du théâtre. « Je ne suis pas là pour m’enrichir… C’est instinctif, je le fais parce que ça me semble la bonne chose à faire et pour les suivants, ces gestes font toute la différence. »

Dans la solitude des champs de coton – Avec Hugues Frenette et Sébastien Ricard, dans une mise en scène de Brigitte Haentjens. À l’Usine C, du 23 janvier au 10 février 2018 et au CNA d’Ottawa du 21 au 24 février www.sibyllines.com

 

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