Éva Gauthier (1885-1958): Cantatrice d’avant-Garde (2e Partie)

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Éva passa les étés 1922 et 1923 à travailler sa technique vocale à Berlin avec Anna Schoen-René, à renouer contact avec des compositeurs et collègues de Paris et de Londres et à enrichir sa collection d’œuvres vocales. Pour son récital annuel à New York à l’automne de 1923, elle fit preuve d’un rare éclectisme dans son programme1. L’accompagnait au piano, pour la partie américaine du programme, George Gershwin, alors âgé de vingt-cinq ans. Le compositeur était déjà célèbre dans Tin Pan Alley grâce, notamment, à Swanee, mais les « gens biens » qui fréquentaient les concerts n’avaient guère que mépris pour ce qu’on appelait à l’époque le jazz. Le récital d’Éva marquait la première venue de Gershwin dans une salle de concert, à titre de pianiste et compositeur. À la générale, deux amis de la cantatrice qui s’étaient faufilés à l’Aeolian Hall l’entendirent répéter Waldtaube, extrait des Gurrelieder de Schoenberg.

« Nous étions assis au balcon, devant une loge occupée par [Ernestine] Schumann-Heink et Elena Gerhardt. Elles t’écoutaient, visiblement ravies. Puis tu t’es mise à chanter Stairway to Paradise et elle se sont mises à rire, d’un bon rire franc […] Je ne savais plus où donner des yeux, derrière ou devant. Quel bon temps c’était�.2 »

Le soir venu, la minuscule Éva parut dans une robe de velours noir à longue traîne, gantée de noir et parée d’une longue plume d’autruche verte et d’énormes faux diamants aux oreilles; accompagnée au piano par Max Jaffe, elle exécuta un premier groupe d’œuvres composé d’airs anciens, puis un deuxième, consacré à la mélodie hongroise et allemande contemporaine. Revenue sur scène avec Gershwin, elle entama la portion américaine du concert par une exécution « classique » de l’enlevant succès d’Irving Berlin, Alexander’s Ragtime Band. Trois chansons de Gershwin, Innocent Ingenue Baby, Stairway to Paradise et Swanee clôturaient le programme. Les applaudissements furent tels que le rappel, Do it Again de Gershwin, fut bissé. La seconde fois, Gershwin l’agrémenta d’une brillante variation inspirée de Shéhérazade de Rimski-Korsakov. Éva raconte que la salle croula de rire et, au dire de beaucoup, Gershwin emporta le spectacle. Les critiques eurent beau décrier l’entrée du « jazz raffiné » dans la sacro-sainte salle de récital, la notoriété que son audace valut à Éva contribua à lui assurer une carrière très active pendant toutes les années vingt et, par la suite, une place dans l’histoire.

À la suite de ce concert, Paul Whiteman, qui l’avait entendu, commanda à Gershwin la Rhapsody in Blue. Les biographes de Gershwin sont d’ailleurs nombreux à faire observer que son succès aux côtés d’Éva Gauthier n’est sans doute pas étranger à la décision qu’il prit alors de relever son premier grand défi de compositeur. Toujours est-il qu’Éva et lui répétèrent leur exploit à Boston en janvier 1924 et de nouveau à Londres le 22 mai 1925. À cette occasion, assistée d’Ivor Newton au piano, elle donna la première interprétation des Ballads of the Four Seasons d’Arthur Bliss et chanta l’Air de l’enfant, extrait de l’opéra L’Enfant et les sortilèges récemment composé par Ravel. Les critiques londoniens ne pardonnèrent pas davantage à Éva d’avoir profané les lieux saints de la musique. Pour les apaiser, elle leur offrit huit autres récitals au cours de l’été. À la fin d’août, Edward Dent l’invita à chanter des mélodies de Villa-Lobos au Festival de la Société internationale de la musique contemporaine qui se tenait à Venise au début de septembre. À en croire César Saerchinger, « jamais n’avait-on vu pour un festival de musique, sauf peut-être durant les plus belles années de Bayreuth, pareil rassemblement de grands noms »3. Étaient présents, notamment, Richard Strauss, Arnold Schoenberg, Igor Stravinski, Toscanini et Bodanski. Éva raconte qu’un jour Schoenberg, à qui l’on demandait de bien vouloir libérer les locaux de répétition pour les autres compositeurs, se retourna et hurla : « Il n’y a pas d’autres compositeurs4. » « On me dit, observera plus tard Ursula Greville, que les divergences d’opinions qui séparaient à ce sujet M. Dent, président de l’association, et M. Schoenberg risquent de faire date dans l’histoire5. » Au programme du festival se trouvaient deux œuvres maîtresses : la Sérénade pour orchestre de chambre et voix de Schoenberg, et la Sonate pour piano (1924) de Stravinski. Éva, accompagnée par Alfredo Casella, chanta les Epigramas ironicos e sentimentales et Car vite s’écoule la vie, extrait des Historietas de Villa-Lobos. Elle dira plus tard au sujet de ces mélodies :

« Je les aimais quand je les ai chantées au festival, bien que l’auditoire les ait huées tant elles lui déplaisaient. N’empêche que le public m’a réclamée plusieurs fois pour me montrer qu’il m’aimait moi6. »

Après le festival, Éva alla chanter pour la première fois à Berlin et à Vienne. Pour cette occasion, elle choisit des airs baroques et classiques suivis de mélodies de Ravel et de musique de chambre contemporaine. Les critiques furent dans l’ensemble ravis, bon nombre d’entre eux considérant le récital comme un événement de bon augure pour la nouvelle saison musicale.

Durant les années vingt, Éva donna jusqu’à trente-cinq concerts par année, dont plusieurs en collaboration avec des artistes de renom tels Pablo Casals, Alfred Cortot et Wanda Landowska. Elle interpréta le répertoire moderne avec de grands orchestres américains, dirigés notamment par Pierre Monteux, Fritz Reiner et Leopold Stokowski. Pour ses tournées de la côte ouest, les compositeurs Arthur Bliss et Colin McPhee l’accompagnèrent au piano; de 1925 à 1937 cependant, c’est généralement Celius Dougherty, un autre compositeur, qui lui servait de pianiste.

En 1928, à l’occasion du passage de Maurice Ravel en Amérique du Nord, elle organisa un dîner d’anniversaire pour célébrer les cinquante-trois ans du compositeur. Gershwin, dont Ravel voulait faire la connaissance, s’y trouvait. Éva raconte :

« Après dîner, Gershwin, qui était en grande forme, joua la Rhapsody, puis son répertoire au grand complet. Il aurait bien voulu travailler avec Ravel, mais ce dernier lui dit qu’il risquait de ne plus écrire que du mauvais Ravel et de perdre son merveilleux talent pour la mélodie. C’est moi qui leur servais d’interprète et c’était fort intéressant7. »

Éva fit une dernière grande tournée de l’Europe à l’été et à l’automne de 1928. Dix grandes villes, de Paris à Madrid, l’entendirent dans son répertoire classique et moderne. Épuisée et malade, elle prit alors deux ans de repos qu’elle passa principalement à Paris. En février 1931 (elle avait 45 ans), elle remonta sur scène à Cuba pour donner un concert avec l’Orchestre philharmonique de La Havane. À son retour en Amérique, la dépression économique, particulièrement éprouvante pour les artistes, la contraignit à se tourner vers l’enseignement et la radio pour suppléer à ses revenus de concert.

Le 15 mars 1935 au Symphony Hall de Boston, Éva interpréta le rôle-titre dans Perséphone de Stravinski, dont l’auteur dirigeait la création américaine. Engagée au dernier moment, elle avait appris le rôle pendant le trajet entre New York et Boston. L’année suivante, l’œuvre fut jouée pour la première fois à New York. Éva, qui incarnait de nouveau Perséphone, s’attira les commentaires suivants de la part d’Olin Downes, critique du New York Times :

« Mlle Gauthier a fait preuve d’un sens artistique incomparable. Sa déclamation du texte tenait autant de la musique que de la poésie. On aurait dit, à plusieurs moments, une récitation musicale. La voix portait et se fondait avec le son de l’orchestre. Il ne manquait absolument rien au texte, aussi difficile qu’il ait été à synchroniser précisément avec la partition8. »

Un mois plus tard, elle participa au premier Festival de Hartford organisé par Virgil Thomson au musée Wadsworth Atheneum. Le rôle de soprano dans Socrate9 de Satie est un défi en soi, mais combien davantage quand on le chante sous un assemblage menaçant de mobiles (ceux d’Alexander Calder) suspendus au-dessus de sa tête. À en croire le critique du New York Sun, « dans tout le festival, rien n’a fait autant de bruit que ce numéro10 ».

Au cours de la saison 1936-1937, Éva donna à New York trois récitals commémorant ses vingt-deux ans de carrière aux États-Unis. Le premier était consacré à la musique espagnole, le deuxième au répertoire classique et contemporain d’Europe centrale et le dernier à la mélodie française, avec laquelle elle avait la plus grande affinité. Du premier concert, le critique Irving Kolodin écrivit qu’Éva Gauthier « manifeste une fois de plus une aptitude remarquable à s’approprier une mélodie et à la faire entièrement sienne11 ».

De la fin de sa carrière en 1937 jusqu’à sa mort en 1958, Éva continua d’encourager activement la musique contemporaine tant dans son enseignement et ses écrits qu’à la radio et auprès des artistes qui la consultaient. Membre fondateur et pendant plusieurs années membre du conseil d’administration de l’American Guild of Musical Artists, elle fit également partie des jurys de plusieurs fondations parrainant les jeunes compositeurs et artistes. Elle connaissait mieux que quiconque l’importance de cet appui aux jeunes musiciens.

Pendant toute la durée de sa carrière à New York, le récital annuel d’Éva Gauthier fut considéré comme l’un des récitals de chant particulièrement intéressants, sinon le seul. Ce succès est attribuable à l’intelligence et au raffinement de ses interprétations ainsi qu’à son discernement en matière de répertoire. En Amérique, elle connaissait peu de rivaux sur la scène de récital. H. T. Parker, doyen des critiques de Boston, fit observer qu’« elle était à l’interprétation de la mélodie moderne et ultramoderne ce que [Mary] Garden était à l’opéra12 ». En terminant, je rappellerai le vibrant témoignage d’un ami et collègue d’Éva Gauthier, le compositeur américain Walter Kramer :

« Tous les compositeurs de notre époque ont envers elle une dette de reconnaissance pour l’intérêt qu’elle a porté à la musique vocale contemporaine et pour son refus de laisser la musique s’immobiliser dans ses formes traditionnelles. Car sans les Éva Gauthier du monde, il n’y aurait jamais d’auditoire pour la musique de ces compositeurs qu’on dit “d’un siècle en avance de leur temps”13. »

Nadia Turbide, musicologue de Montréal, rédige actuellement une
biographie d’Éva Gauthier.
Cet article a été publié en mai 1988 dans Les Cahiers de l’ARMuQ, numéro 7. En 1991, l’ARMuQ a été remplacée par la Société québécoise de recherche en musique.

1 Purcell et Bellini voisinaient non seulement avec les dernières compositions de
Milhaud et Schoenberg, mais encore avec des chansons populaires américaines,
ce qui ne s’était jamais vu au concert.
2 Lettre, John à Éva Gauthier [1953], Collection Éva Gauthier MNY Amer, New York Public Library.
3 Cesar Saerchinger,“International Festival at Venice”, Musical Courier 91, 44 (1er octobre 1925) : 18.
4 Éva Gauthier, “Festival in Venice”, Musical Record (juin 1941) : 4.
5 Ursula Greville, “Venice in Eruption”, The Sackbut (septembre /1925) : 61.
6 Greville, 20.
7 Éva Gauthier, “George Gershwin—A Personal Appreciation”, Agma 2, 7-8 (juillet-août 1937) : 8.
8 Olin Downes, “Schola cantorum at Carnegie Hall”, The New York Times (5 février 1936) : 15 (1-2).
9 Dans ce drame symphonique divisé en trois parties, Éva Gauthier chanta Alcibiade (I), Phèdre (II),
Socrate (III) et le ténor Colin O’More interpréta Socrate (I-II) et Phédon (III).
10 Henry McBride, “All Arts United in Hartford”, The New York Sun (22 février 1936) : 26.
11 Irving Kolodin, “Eva Gauthier Sings at Hotel Gotham”, New York Sun (9 décembre 1936).
12 H.T. Parker, Eight Notes (New York: Dodd, Mead and Company, 1922), p. 102.
13 A. Walter Kramer, “Éva Gauthier Achieves Renown as Explorer of Ultra-Modern Fields”, Musical America, 24, 21 (21 septembre 1921): 8.

 

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