Ténors de notre temps

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De tous les instruments, le saxophone ténor est le plus intimement lié au jazz. De Coleman Hawkins à Lester Young, de Dexter Gordon à John Coltrane ou des contemporains comme Branford Marsalis et David Murray, la contribution de ces maîtres est imposante sur leurs successeurs. Parmi ces derniers, voici trois contemporains qui se démarquent du lot.

Tony Malaby : de l’Arizona à l’Argentine

Tony Malaby
Photo : J. Martin

Dans le jargon du métier, on les appelle des musiciens pour musiciens. Appréciés de leurs pairs, ils ne jouissent pas d’autant de reconnaissance du public que ceux qui font la manchette. Le double saxo (ténor et soprano) Tony Malaby est de ce nombre de musiciens voués à la cause de la musique avant tout. Ses collaborations à titre d’accompagnateurs sont si nombreuses qu’il est difficile de tenir le compte. Il lui arrive parfois de former ses propres groupes, son plus connu à jour ayant son trio Tamarindo avec le bassiste William Parker et le batteur Nasheet Waits.

Au ténor, Malaby a un son particulièrement mordant alors que son soprano a une certaine qualité vocale, tranchante par moments sans être trop stridente. Installé dans la Mecque du jazz en 1995, ce natif de l’Arizona s’est bien intégré dans la scène des musiques créatives. Il a collaboré avec d’autres saxos, tels Tim Berne ou Marty Ehrlich, et des bassistes comme Mark Helias ou Michael Formanek, ce dernier l’engageant dans son big band pour des concerts et un enregistrement, paru chez ECM. Le mois dernier paraissait un nouveau disque réunissant le bassiste et le saxo, cette fois-ci en quartette (voir référence ci-dessous)

En ce qui concerne cette filière de ténors, Malaby ne se sent pas du tout grevé par l’histoire. « Cet héritage ne m’intimide pas, il m’inspire constamment. » Parmi ses inspirations, il cite Dexter Gordon qui est passé dans son école pour animer un atelier. En 1990, à la Banff School of Music, il rencontre de nombreux futurs collègues dans son programme jazz. Jusqu’alors, il envisageait une carrière de musicien de studio. Hollywood étant à quelques centaines de kilomètres, le choix semblait plausible pour quelqu’un qui avait étudié un peu de tous les bois, clarinette, flûte et saxos. Néanmoins, il y avait une quête qui l’animait depuis toujours, celle de trouver sa propre voix instrumentale.

À Banff, des compagnons de classe l’encourageaient à faire le saut vers New York. Il s’y rend donc après le cours, mais retourne chez lui à Tucson deux ans plus tard. Un chose est sûre, le temps a fait son œuvre sur lui pour avoir changé sa perception de la musique. « Mes collègues m’ont permis de voir la musique autrement, moins en individualiste comme dans le jazz et plus comme entreprise collective. J’ai compris cela en me consacrant davantage à des musiques moins collées à des formes, donc plus ouvertes. »

De nos jours, le boulot ne lui manque pas, tant aux États-Unis qu’en Europe et même au Canada. Cette année, il a traversé la frontière à plus d’une reprise, renouant avec un proche collaborateur torontois, le batteur Nick Fraser, ou encore la pianiste Marianne Trudel, tous les trois se produisant pour une première fois en septembre dernier à Montréal.

Parmi ses destinations préférées, Malaby a un faible pour l’Argentine. « Tout a commencé par des séjours d’études chez moi à New York de musiciens de ce pays. Plus tard, ils se sont cotisés pour payer mon passage à Buenos Aires au moment d’une tournée que je faisais en Colombie. J’anime donc des ateliers en plus de donner des concerts dans la capitale et ailleurs dans le pays, sans oublier des participations à un festival de jazz d’automne. » Peu importe où il se trouve, Tony Malaby est toujours au service de la musique !

Piste d’écoute : Michael Formanek Elusion Quartet — Time Like This (Intakt CD313)

Mark Turner : de Los Angeles à Lugano

Mark Turner Photo : P. Soriani

Chef-lieu de la région italienne de la Suisse (canton du Tessin), Lugano abrite un studio d’enregistrement utilisé par l’étiquette allemande ECM. En juin 2017, le pianiste Ethan Iverson, célèbre comme cofondateur du trio The Bad Plus, qu’il a depuis quitté, et le saxo ténor Mark Turner se sont retrouvés dans ce lieu des plus intimistes pour réaliser un album, sorti depuis peu (voir référence en bas de page). Aussi connu soit le pianiste, le saxo compte parmi les musiciens les plus respectés de sa génération. Dans la jeune cinquantaine, Turner privilégie une sonorité assez douce, loin de la véhémence des héritiers de Coltrane. Le disque du duo, aux climats parfois vaporeux, en est d’ailleurs un exemple éloquent.

En Californie où il a grandi, Turner a suivi un parcours assez typique pour un joueur d’anches : clarinette d’abord, saxo alto ensuite, passage au ténor pour enfin inclure le soprano (ce dernier utilisé sporadiquement, l’instrument ne convenant pas à toutes les circonstances). Son approche instrumentale au ténor se situe dans le prolongement d’une lignée d’émules de Lester Young, dont un en particulier, le génial Warne Marsh. « Pendant mes études à Berklee, un pianiste (Mike Kanan) me l’a vraiment fait découvrir. J’avais déjà entendu Marsh, mais j’ai vraiment allumé en prêtant l’oreille à lui, à son maître, le pianiste Lennie Tristano, et aux disciples de ce dernier. Ces écoutes m’ont obligé à repenser mon concept de jeu ainsi que ma sonorité. »

Turner et Iverson se connaissent depuis belle lurette, d’abord dans des jam-sessions new-yorkaises des années 1990. Dans la prochaine décennie, le batteur Billy Hart les intègre dans son quartette, un ensemble qui signera deux disques pour ECM. Cette même maison réalise en 2014 le disque le plus récent de Turner sous son propre nom, The Lathe of Heaven, un quartette sans piano, mais avec trompette.

Cet automne, le duo a bouclé deux tournées américaines, préludes à d’éventuels engagements européens prévus l’an prochain. Turner, pour sa part, lancera un nouveau quintette (avec trompette et piano) en décembre au célèbre Village Vanguard de New York. Et après ? Peut-être une tournée du duo dans le circuit des festivals canadiens l’été prochain… Souhaitons-le.

Piste d’écoute : Mark Turner / Ethan Iverson — Temporary Kings (ECM 2583)

Note : Les disques cités seront tous chroniqués le mois prochain.

Ingrid Laubrock : de Londres à New York

Ingrid Laubrock
Photo : C. van de Veen

Le parcours de la saxophoniste Ingrid Laubrock est atypique. Certains remarqueront que cette musicienne de nationalité allemande joue d’un instrument, disons très masculin, mais un tel constat relève assez du stéréotype. Un trait distinctif cependant, c’est l’absence d’une formation en milieu scolaire. Rejointe chez elle à Brooklyn, elle explique : « Je suis essentiellement autodidacte, mais j’ai appris en repiquant des solos sur disque, les transcrivant d’abord pour pouvoir les jouer. » Elle a donc su apprivoiser Coltrane, Rollins, Gordon et Henderson, sans jamais verser dans l’imitation stylistique de l’un ou de l’autre.

Autre particularité, elle n’a pas fait carrière dans son pays d’origine avant de s’installer aux États-Unis. En 1989, elle se rend en Angleterre avec un ami. Suivront alors 20 ans de résidence à Londres. « J’ai seulement appris à jouer là-bas en me faisant la main dans un peu tous les styles », précise-t-elle. Comme la plupart des ténors, elle s’est initiée au saxo alto avant de passer au plus gros modèle et de se doter d’un soprano en cours de route. Toujours à Londres, elle parfait ses connaissances du langage en suivant quelques cours auprès de Jean Toussaint, ténor au sein des légendaires Jazz Messengers, et Dave Liebman qui, lui, l’a poussée à revoir l’histoire.

Elle ne découvre que plus tard ces musiques dites ouvertes ou créatives qui sont au cœur de ses préoccupations actuelles. Comme il y a là-bas une scène assez développée pour ces musiques, il était presque inévitable qu’elle s’y aventure. Son destin américain est scellé en 2009 lorsqu’elle rencontre son futur conjoint, le batteur américain Tom Rainey.

Dix ans plus tard, elle a trouvé sa place dans les cercles de musiques de pointe à New York. Parmi ses proches, elle collabore avec la guitariste Mary Halvorson et la pianiste Kris Davis, sans oublier des noms plus établis, son partenaire en tête. Appuyée par la maison de disques zurichoise Intakt, Laubrock figure sur une douzaine de titres au catalogue, neuf sous son nom, auxquels s’ajoute une poignée d’albums publiés par d’autres maisons et où elle participe comme accompagnatrice.

Ce mois-ci, Intakt lance le dixième album de l’artiste. De loin le plus ambitieux projet de sa carrière (v. référence ci-dessous), l’album comporte deux imposantes compositions, écrites et arrangées par Laubrock pour un orchestre de musique de chambre contemporaine. Ce qui semblerait être une volte-face pour cette improvisatrice n’est en vérité qu’une manière pour elle de renouer avec la musique de tradition classique que son père enseignant de piano et sa mère choriste ont laissée en elle.

Forte de cette expérience, elle vient de terminer un second projet de composition, cette fois à la demande du GGRIL de Rimouski (Grand groupe régional d’improvisation libérée). Le 28 octobre, l’ensemble a présenté cette musique à la Sala Rossa de Montréal, dans la foulée de sa création sur scène à Rimouski et d’un enregistrement en studio. La proposition musicale est tout autre, doit-on préciser, la partition débordant les notations traditionnelles pour inclure des éléments graphiques et des consignes de jeu pour l’ensemble.

Piste d’écoute : Ingrid Laubrock — Contemporary Chaos Practices/Two Works for Orchestra with Soloists (Intakt CD314)

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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