QJLQ – Révolution dans l’antichambre

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Première formation locale dévouée au free jazz, le Quatuor de jazz libre du Québec avait fait tache d’huile durant sa courte existence. Dissous en 1975, cet ensemble radical avait atteint une certaine notoriété, collaborant notamment avec Robert Charlebois. L’ordre du jour culturel de l’époque misait sur le décloisonnement de toutes les pratiques artistiques, suscitant dans sa foulée des rencontres improbables, dont celle entre Charlebois et le QJLQ. Un demi-siècle plus tard, cet épisode se situe au cœur d’un ouvrage intitulé JAZZ LIBRE et ­la ­révolution québécoise. Musique-action, 1967-1975 (M Éditeur). En prévision de la sortie ­prochaine du livre (début mai), l’auteur, Eric Fillion, relate son parcours.

Eric Fillion

La Scena Musicale : À quand remonte ton premier contact avec le QJLQ ?

Eric Fillion : Cela a vraiment commencé pour moi en 2011. J’avais déjà entendu le disque éponyme du groupe et de nombreuses bandes sonores archivées à l’ONF, sans oublier les quelques bribes de son histoire glanées dans Une histoire du jazz à Montréal de John Gilmore et d’autres parues dans Québec Underground. Suit alors ma découverte d’une séance inédite du 13 mai 1973, laquelle m’a introduite à une période plus « radicale » du groupe. Je sentais la nécessité de diffuser cette musique et c’est pourquoi j’ai produit le vinyle 1973 sur mon étiquette Tenzier, fondée pour mettre en valeur les archives sonores des avant-gardes québécoises. Lors de son lancement, le 20 janvier 2012, j’y ai fait plusieurs rencontres qui m’ont permis de valider une intuition que j’avais, soit de considérer la dimension esthétique ou musicale du groupe comme indissociable à sa pratique sociale.

L.S.M. : Y a-t-il un ou des éléments déclencheurs qui t’ont lancé dans ce projet de livre ?

E.F. : J’étais sur le point de déposer mon mémoire de maîtrise en histoire lorsque j’ai fait paraître ce disque. Je venais de terminer mes recherches sur le cinéma de la Révolution tranquille et je sentais le besoin de fouiller davantage. Tout un pan de la ­culture de l’époque, comme celle provenant des marges, me semblait occulté dans les récits officiels du Québec des années 1960. Pour mieux saisir l’apport de ces pratiques sur la transformation de la société québécoise, il ­fallait les éclairer en s’attardant surtout sur le volet culturel du militantisme politique de la gauche indépendantiste. Cet album m’a ­permis de réaliser plusieurs entretiens à ­l’occasion desquels j’ai découvert des fonds d’archives privés d’une richesse incroyable.

L.S.M. : Tes recherches t’ont certainement mené à des découvertes, pour ne pas dire des surprises. Peux-tu en nommer une ou deux qui ressortent du lot ?

E.F. : On trépigne toujours au moment de ­soumettre des demandes d’accès à l’information et d’être le premier chercheur à poser les yeux sur des documents déclassifiés de la Sûreté du Québec et de la Gendarmerie royale du Canada. D’emblée, j’ai été étonné par l’étendue du matériel conservé par ces corps policiers. Ma plus ­grande surprise est cependant arrivée lors d’une visite impromptue au site de l’ancienne commune de Jazz libre près de Granby : je suis tombé sur un lot de tracts, ­d’affiches et de pages inédites du journal P’tit Québec libre abandonné dans une ancienne porcherie depuis 40 ans, celle-ci aménagée à l’époque en centre d’information du groupe.

L.S.M. : Le gros de ton livre consiste à raconter l’épopée (assez mouvementée) du QJLQ. Mais tu réserves la conclusion pour passer un jugement tout en faisant la part des choses. Près d’un demi-siècle plus tard, quelles étaient la principale force et la principale faiblesse du groupe ?

E.F. : Les problèmes confrontés par le Jazz libre sont ceux de la gauche indépendantiste des années 1970. Pour ne parler que du ­groupe, je dirais que sa plus grande faute a été de ne jamais remettre en question sa démarche, parce que le message politique qu’il véhiculait ne passait tout simplement pas dans sa musique. Sa plus grande force en revanche a été son encouragement offert à jeune génération d’improvisateurs. Il a servi d’exemple en matière d’organisation et de diffusion de la musique par tous les moyens disponibles. Citons ici l’Atelier de musique expérimentale et l’Ensemble de musique improvisée de Montréal, deux regroupements particulièrement éloquents et tenaces à ce chapitre.

L.S.M. : De toute évidence, les préoccupations sociales et culturelles de notre temps ne sont plus les mêmes qu’en 1969, ce qui soulève la question de la pertinence de la musique du groupe à notre époque.

E.F. : Cette musique est encore pertinente. J’en suis certain. La démarche d’improvisation collective mise de l’avant par Jazz libre demeure un outil valable de transformation sociale, même si les discours sur lesquels le groupe s’appuyait ne sont plus les mêmes. Les collectifs qui se consacrent aujourd’hui à une étude et à une pratique critique de ­l’improvisation en société en témoignent. Quant aux archives sonores du groupe, le coffret que ­prépare ­l’étiquette Tour de bras à Rimouski (projet auquel j’ai contribué) démontrera que cette musique est toujours aussi foudroyante.

L.S.M. : Un point qui fera sourciller certains est cette ­écriture dite inclusive qui donne lieu à des choses comme « intervenant — tes », les termes les plus singuliers étant toutefois « toustes » et « iels ». Ces derniers ne sont pourtant pas admis dans la langue française. De tels tics pourraient te valoir l’accusation d’un abus de rectitude politique.

E.F. : M Éditeur privilégie ce genre d’écriture depuis ses débuts. Cette pratique est, selon moi, compatible avec la démarche musicopolitique « insécurisante » de Jazz libre. Après tout, le groupe n’avait aucune gêne à transgresser les codes. Cela lui permettait d’agir et de penser autrement afin de provoquer le changement et d’établir de nouvelles solidarités.

Propos recueillis le 27 février 2019.

Si le quartette est chose du passé, sa pratique ­musicale persiste toujours. Le festival Suoni per il Popolo soulignera ce fait dans un concert le 19 juin prochain. La soirée sera placée sous la direction du batteur Guy Thouin, dernier survivant de la formation originale. Nous en reparlerons le mois prochain, comme du coffret de disques.

Voir en ligne : Extrait du livre (gracieuseté de l’auteur et M Éditeur).

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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