Classiques américains : La filière oubliée

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L’histoire nous démontre que la musique classique occidentale est le pur produit d’une vision eurocentrique du monde. Il lui aura fallu plusieurs siècles pour établir ses règles, lesquelles ont été adoptées à l’échelle planétaire. De nos jours, ce classicisme est si bien imprégné dans les esprits qu’il n’est plus vraiment requis de naître ou de vivre dans une de ses cultures pour pouvoir la jouer ou l’apprécier d’une manière authentique. Bien qu’ancrée dans une riche histoire, cette tradition classique a phagocyté d’autres musiques sur son parcours, des modalités exotiques de l’Asie jusqu’aux rythmes syncopés des Amériques. Nombre de compositeurs nés dans ce Nouveau Monde ont puisé dans les différents folklores de leur patrie, autant des chants sacrés et profanes des paysans blancs et esclaves noirs que des peuples autochtones.

Aussi variées que soient ses sources d’inspiration, les musiques classiques américaines sont elles aussi le produit culturel d’une société blanche qui s’était dotée de tous les moyens pour promouvoir ses efforts et non ceux de groupes minoritaires. Dans cette réalité, la présence des Noirs a été largement passée sous silence dans les manuels d’histoire, hormis quelques mentions consignées aux notes de bas de page. Les plus connaisseurs pourront avancer quelques noms, mais s’avoueront rapidement vaincus si on les presse sur le sujet. Tel est l’objet de ce tour d’horizon, si bref soit-il, d’un sujet sur lequel on pourrait facilement s’étendre.

Cette marginalisation des Noirs ne se limite pas qu’aux compositeurs, mais aussi aux interprètes. Les exemples du passé abondent de jeunes Afro-Américains, hommes et femmes, refoulés vers l’arène des musiques de divertissement en raison de la couleur de leur peau. Signalons à ce titre le pianiste Billy Strayhorn et la diva Nina Simone, le premier trouvant emploi comme arrangeur chez Duke Ellington, la seconde célébrée davantage pour ses chants contestataires que pour ses aptitudes d’interprète de Bach au piano.

Un bain nostalgique

Pourtant, la situation a évolué, ne serait-ce qu’à pas de tortue. Deux enregistrements récents nous permettent d’éclairer cette filière oubliée, le premier remontant le cours de l’histoire, le second résolument plus contemporain d’approche. American Heritage (Zoho classix 202008) est un récital de 18 morceaux provenant de huit compositeurs dont un seul (Frederic Rzewski) est blanc. L’interprète, Jeni Slotchiver, est décrite dans les notes détaillées comme spécialiste de la musique de Busoni. Outre le fait de jouer, elle a rédigé les notes qui nous livrent de l’information utile sur chacun des compositeurs et les morceaux choisis.

Louis Moreau Gottschalk

Parmi les élus, le plus célèbre demeure sans doute Louis Moreau Gottschalk (1829-1869). De son vivant, ce pianiste de race mixte était encensé de toutes parts, plusieurs le qualifiant de Chopin de l’Amérique. Ainsi, on entend Union, genre de pot-pourri brodé autour de plusieurs mélodies populaires de l’époque, et Banjo, extrait de sa suite opus 15 intitulée Grotesque Fantasie. Né en Angleterre, Samuel Coleridge-Taylor a connu son heure de gloire au tournant du siècle dernier jusqu’à ce qu’il succombe d’une pneumonie en 1912 à 37 ans. Le disque s’amorce avec son Deep River (op. 59, no 10, extrait de ses Twenty-four Negro Melodies de 1904). Plus près de nous dans le temps, William Grant Still (1895-1978) est présenté dans deux titres, The Blues from Lenox Avenue (1937), et un arrangement de Swanee River (1939), indubitablement l’une des mélodies américaines les plus aimées.

 

Bien que la composition musicale soit encore en large partie une chasse gardée des hommes, les femmes ne sont pas tout à fait absentes. Cette anthologie en inclut deux, soit Margaret Bonds (1913-1972) et Florence B. Price (1887-1953), compositrices respectivement de Troubled Water (variante très jazzée du chant traditionnel Wade in the Water) et de trois miniatures extraites des Dances in the Canebreaks. D’une durée totale de 18 minutes, les six pièces de la suite From the Southland de Harry Thacker-Burleigh (1866-1949) constituent le noyau central du disque. Deux derniers morceaux arrondissent la collection, soit Dance (Juba) de Robert Nathaniel Dett (1882-1943) et le numéro folklorique Shenandoah, version mi-transcrite, mi-adaptée de celle du pianiste de jazz Keith Jarrett.

Nathaniel Dett

Dans son ensemble, cette production de 70 minutes est empreinte de nostalgie, la musique teintée de notes bleutées, de figures rythmiques syncopées et d’harmonies sensuelles tenant autant du jazz que de Debussy. Les plus anciens morceaux évoquent une époque essentiellement révolue, durant laquelle les musiciens se produisaient dans les salons de la bonne société.

Un radical « contemporain »

Autre disque, autre époque et surtout autre musique, celle du regretté Julius Eastman (1940-1990). Piano Interpretations (Intakt CD 305, 2018) nous arrive de Suisse, plus précisément d’une étiquette documentant le jazz contemporain et la musique improvisée expérimentale plutôt que la prétendue musique savante. Le fait que cette musique très écrite voit le jour sur une telle étiquette pourrait surprendre, mais ce n’est pas le seul aspect inusité de cette production. Sur un versant, quatre pianistes helvètes sont de la partie (le kukuruz Quartet – mot hongrois signifiant « maïs ») et, sur l’autre, un programme de quatre œuvres seulement, la pièce d’ouverture ne faisant que huit minutes, la finale dépassant de quelques secondes la demi-heure. Au premier coup d’œil, les titres du premier morceau (Fugue no 7) et du troisième (Buddha) semblent assez anodins, mais le second (Evil Nigger) et le dernier (Gay Guerilla) attirent l’attention. Tout aussi provocatrices soient-elles, ces désignations dévoilent le personnage, un intellectuel noir et gai, victime du SIDA.

Julius Eastman

Durant la courte décennie de ses activités dans l’arène des nouvelles musiques à New York, Eastman s’est frotté aux chefs de file, Cage, Feldman et tout leur entourage, mais son nom a rapidement sombré dans l’oubli après sa mort, du moins jusqu’à la sortie de cet enregistrement. Son arrivée sur la scène coïncide avec l’éclosion de cette école minimaliste répétitive américaine (Glass, Reich, etc.), laquelle lui a permis de tracer sa voie. À l’instar de ses contemporains, il construisait ses œuvres sur des réitérations obsessives qui se transformaient constamment et subtilement, parfois sur des durées de proportions épiques, la finale du disque par exemple. De la toute première note frappée sèchement en ouverture de la fugue jusqu’à l’accord massif qui se résorbe au néant pendant les trente dernières secondes de la guérilla, le périple est des plus mouvementés, le compositeur espaçant des lambeaux mélodiques récurrents sur une trame polyrythmique insistante. Buddha, pour sa part, détonne avec le reste, les pianistes travaillant tous dans l’intérieur de leurs instruments, frottant, grattant et pinçant à peine les cordes, et ce, sans jamais appuyer sur l’une des touches. Eastman mise d’ailleurs sur l’emploi des dynamiques pour créer un climat de tension très forte dans sa musique, la conduisant jusqu’à un premier paroxysme pour alors le couper net et entreprendre une nouvelle montée en intensité.

Côté technique, la prise sonore est d’une limpidité exemplaire, chose pas facile pour quatre instruments identiques jouant des partitions particulièrement denses. Autre atout de cette production, le texte de présentation de George Lewis, tromboniste et éminent professeur à l’Université Columbia, est particulièrement éclairant sur les questions raciales et identitaires en musique. Outre Eastman, l’annotateur plaide aussi la cause de deux autres oubliés, Thomas Wiggins (1849-1908), surnommé Blind Tom, et Julia Perry (1924-1979), deux noms que l’on peine à trouver dans les annales de l’histoire.

Lewis, une fois de plus, formule une observation qui cerne bien cet enregistrement qu’il encense tant : « Le kukuruz Quartet réussit à nous faire entendre toute la sensualité et l’esprit d’aventure d’Eastman au moyen d’un modèle d’expression musicale créolisée de la musique contemporaine, laquelle peut embrasser à la fois un passé multiculturel et multiethnique et un avenir toujours imaginable, et ce, pour affirmer une humanité commune dans le développement constant d’une nouvelle musique. » Si l’on met de côté les références contemporaines dans ce propos, la réflexion dans son ensemble pourrait tout aussi bien convenir à la musique de l’autre disque, surtout en ce qui concerne ses aspects sensuels que madame Slotchiver réussit bien à exprimer dans ses interprétations.

Pour des textes de fond sur les compositeurs et les œuvres du premier album, prière de consulter le site Web de l’artiste,

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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