Claire Devlin : Ténor au féminin singulier

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Durement touchés par les mesures de confinement et de distanciation, les artistes de la scène peinent à rejoindre les deux bouts. Rares sont les occasions de travail, quoiqu’il existe des débouchés comme la présentation de concerts en ligne ou l’enseignement virtuel, pratique assumée par un nombre accru de musiciens.

Claire Devlin s’est engagée elle aussi dans cette voie pour maintenir le contact avec ses étudiants de saxophone, son premier instrument, et le piano, celui par lequel elle a commencé toute jeune. Au domicile familial, cette native de la Capitale nationale est entourée d’un père tromboniste semi-professionnel et d’une sœur trompettiste classique. À l’école secondaire, le Nepean High School, elle passe au saxophone et s’intéresse au jazz, le programme musical lui permettant de jouer dans un big band. Elle est encouragée par son premier professeur Mike Tremblay et se met à l’écoute de maîtres comme Dexter Gordon et Hank Mobley. Du Festival de jazz d’Ottawa, dont elle devient une spectatrice assidue, elle retient plusieurs moments marquants, notamment une prestation en duo du saxo Joshua Redman et du pianiste Brad Mehldau, expérience tout simplement déterminante pour elle.

En 2012, elle s’inscrit en musique à McGill. Deux ans après avoir terminé ses études de premier cycle, elle amorce en 2018 une maîtrise au même endroit, bouclant son diplôme de manière imprévue. « Je devais donner un récital de clôture de ma propre musique écrite et arrangée pour un ensemble de dix musiciens, explique Devlin, mais le premier confinement de l’an dernier en a voulu autrement. McGill m’a tout de même accordé mon diplôme, mais ça me déçoit, d’autant plus que ma musique était répétée et prête à jouer. Mais ce n’est que partie remise, peut-être pour mon prochain disque… »

Active à Montréal ces derniers temps, Claire Devlin fait preuve d’un certain don d’ubiquité, se prêtant à toutes sortes de projets, sauf le sien. À pareille date l’an dernier, elle sort enfin son premier disque intitulé Anyone, tiré en nombre limité pour une tournée promotionelle canadienne et un lancement officiel en ville. « J’avais hâte de présenter ma musique, d’autant plus que je me rendais dans l’Ouest canadien pour la jouer, mais qui pouvait prévoir la tournure des événements ? J’ai le disque en main, c’est au moins ça. »

Outre les influences citées précédemment — ajoutons Coltrane à la liste, nous dit-elle en passant —, Devlin apprécie en ce moment le travail de deux contemporains, l’Américan Tony Malaby et l’Allemande Ingrid Laubrock, cette dernière étant établie à New York et chez qui elle s’est rendue pour suivre quelques cours particuliers. Parmi ses professeurs, ce jeune espoir estime beaucoup Chet Doxas pour l’avoir motivée sur le plan instrumental et John Hollenbeck en termes conceptuels, sans oublier Christine Jensen en tant que modèle. Même si les engagements sont sporadiques, on pourra entendre cette saxophoniste ténor en concert le 29 mai prochain dans un projet parrainé par l’ONJ Montréal, intitulé Equal Orchestra : divisée à parts égales entre les deux sexes, cette grande formation jouera des compositions originales de ses membres féminins.

Claire Devlin – Anyone Floraphone Records (Production d’artiste)

Pour sa première entrée discographie sous son nom, Claire Devlin se retrouve avec quatre autres jeunes complices tous diplômés de McGill, en l’occurrence le guitariste Roman Munoz, le batteur John Buck et deux contrebassistes jouant en alternance, Mathieu McConnel-Enright et Summer Kodama. Un premier disque est toujours un événement marquant pour un artiste émergent, une occasion à saisir pour se présenter sous son meilleur jour. Si la majorité choisit de démontrer son savoir-faire en respectant les règles de l’art, seule une poignée ose aller plus loin. Devlin est justement de ce petit nombre qui quitte les sentiers battus dans cet enregistrement d’une cinquantaine de minutes paru l’été dernier. Elle signe toutes les compositions de l’album, huit au total. D’emblée, elle varie ses stratégies de jeu et d’écriture, certaines plus familières, comme les passages thématiques à l’unisson entre elle et son guitariste, d’autres moins, telle la juxtaposition de parties indépendantes pour chacun des instruments, batterie comprise. Par ailleurs, ses morceaux s’étendent souvent au-delà des formes habituelles du jazz, les 12 et 32 mesures, et ne se terminent pas toujours par l’inévitable retour à la ligne thématique d’ouverture, certaines finales nous laissant pendre un peu dans le vide. Comme instrumentiste, la saxophoniste a un son bien centré, son jeu étant par moments lyrique et un brin mystérieux, ailleurs plus éclaté, incluant quelques débordements dans le cri. L’album nous surprend de pièce en pièce, sans toutefois nous étonner complètement, mais l’ajout dans la cinquième plage (Dial Up) d’une voix, celle de Sarah Rossy, est le moment le plus inattendu du disque, chantant sans paroles et d’une manière plutôt inhabituelle. Difficile aussi de situer la musique de Devlin sur le plan stylistique, à tel point qu’on ne perçoit pas une influence clairement identifiable sur sa conception — pas une faiblesse en soi, mais bien un atout. Souhaitons que ce coup d’envoi bien placé soit un bon présage pour sa prochaine offrande, comme son projet non réalisé en tentette. Album disponible sur toutes les plateformes numériques, Spotify, I-Tunes, Google Music etc.

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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