Chick et les autres

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À l’ère des communications instantanées, les nouvelles voyagent à la vitesse de l’éclair. Par exemple, la nouvelle de la mort du pianiste Chick Corea, décédé il y a de cela un mois déjà, soit le 9 février, et ce, à quatre mois de ses 80 ans. En quelques heures à peine, l’annonce de son décès faisait le tour du globe, Internet aidant la cause, diffusée le soir même dans des bulletins d’informations télévisuels pour enfin s’insérer dans la rubrique nécrologique des grands quotidiens le lendemain.

Chick Corea 1941-2021

L’étiquette ECM, pour sa part, qui avait produit plusieurs des enregistrements-clés du défunt — on pense ici à Crystal Silence, son duo épuré avec le vibraphoniste Gary Burton, ou ses premiers disques solos —, diffusait également un communiqué, plutôt laconique et rempli de formules d’usage. Dans les semaines suivantes, les périodiques n’ont pas manqué à l’appel, le délai leur permettant de rédiger des articles un peu plus étoffés qui vont au-delà des éléments purement biographiques pour évaluer la contribution de l’artiste. Peu importe l’approche, les nécrologies ont pour objet de braquer pleinement les projecteurs sur les sujets, minimisant toutefois le rôle et l’impact du milieu socioculturel sur eux.

Parcours

Si l’art se veut une réflexion sur le monde, chaque créateur l’exprime à sa manière, certains la plaçant au centre de leur travail, d’autres pas. Corea, pour sa part, a embrassé son époque à bras ouverts, son arrivée en scène correspondant à une période de chamboulements sur tous les plans, autant culturels que sociaux et politiques. Dans la vingtaine, le pianiste faisait ses classes dans la mecque du jazz comme solide accompagnateur avant de fonder un trio avec le batteur vétéran Roy Haynes et le jeune bassiste tchèque prodige Miroslav Vitous. En 1968, il signe sa première référence discographique (Now he sings, now he sobs) sur l’étiquette Blue Note, disque d’ailleurs très bien reçu par la critique.

Son entrée dans le sanctuaire musical de Miles Davis l’année suivante s’avère un moment décisif de sa carrière. Il succède à son contemporain Herbie Hancock, désormais en quête de former le premier de ses groupes électriques des années 1970, l’éphémère ensemble Mwandishi. Après son séjour milesien, sa première expérience à jouer exclusivement du piano électrique, Corea se laisse tenter par l’aventure du free jazz en s’impliquant dans le quartette acoustique Circle ; salué par une poignée de critiques et de fanas entichés par les abstractions de son saxophoniste Anthony Braxton, cet ensemble est toutefois boudé du public, le musicien en question n’y voyant pas un véhicule efficace pour cultiver son propre auditoire. Quittant cet ensemble, il met sur pied Return to Forever, renouant ainsi avec la musique électrique et atteignant le succès qu’il convoitait. De pair avec Hancock et sa seconde formation électrique The Headhunters, la voie tracée d’abord par Miles était bel et bien balisée, celle du jazz rock ou « fusion ». Cette nouvelle tangente redora en quelque sorte le blason du jazz en termes de popularité, l’arrivée du bop dans les années 1940 puis la montée fulgurante du Rhythm and blues et du Rock and roll de la décennie suivante ayant refoulé le jazz loin dans le palmarès. Jugé à cette aune, ce jazz composite a séduit un jeune public épris du rock dit progressif dominant alors le marché. Qu’elle l’ait souhaité ou non, une génération entière de jazzmen a été identifiée à ce jazz rock, certains l’assumant pleinement, d’autres y tournant le dos complètement. N’oublions pas d’autres collaborateurs de marque semés sur le parcours de Corea : les bassistes Stanley Clarke et John Patitucci, le batteur Dave Weckl et le saxophoniste Michael Brecker, ce dernier avec qui l’entente était excellente, dans des contextes autant électriques qu’acoustiques.

Style

En examinant sa copieuse discographie, on constate que l’œuvre de Corea s’est déployée sur ces deux voies parallèles, illustrées parfaitement par ses multiples « Akoustic Bands » et « Elektrik bands ». Une bonne partie de sa carrière s’est déroulée ainsi, ses disques alternant presque constamment entre ces deux pôles. À ce titre, comparons sa trajectoire avec celles de ses contemporains Hancock et Keith Jarrett, sans oublier McCoy Tyner, autre figure de proue de l’époque. Outre ce dernier, les autres se sont relayés dans le groupe de Miles, quoique Jarrett se soit consacré uniquement au piano acoustique par après, l’instrument étant mieux adapté à son approche essentiellement lyrique et romantique. Tyner, dont la mort l’an dernier a été un peu perdue dans l’avalanche de nouvelles causées par la pandémie, ne s’est jamais laissé tenter par cette lutherie électrifiée, car étant de loin le plus explosif des quatre, le piano acoustique convenait mieux à sa touche vigoureuse. En matière d’attaque, il était hors pair, cet auteur l’ayant constaté en personne à la fin des années 1970, alors que cet ancien accompagnateur de Coltrane était au sommet de sa forme. De plus, la puissance de sa frappe, inégalée surtout dans la main gauche, s’expliquait par le fait qu’il était gaucher.

Corea, en revanche, avait un jeu plus discret quant à la plaque des accords et l’élaboration des lignes de la main droite, ce qui le rapprochait de son confrère Hancock. Pour preuve, les deux ont joué ensemble maintes fois, toujours en formule purement acoustique, et avec une entente telle qu’ils pouvaient se lancer dans l’improvisation dès la première note, sans avoir à répéter ou s’entendre au préalable sur un répertoire.

Musique originale

La discographie n’est qu’une manière de juger de la validité de l’œuvre d’un artiste. Il y a aussi ses compositions et si elles sont reprises par d’autres. Comme Corea vient de mourir, on ne sait encore si sa musique sera durable, mais il aura quand même eu quelques francs succès de son vivant. Parmi eux, signalons ses morceaux latins comme Spain, Armando’s Rhumba, Five Hundred Miles High, le premier arrangé pour big band et interprété par une foule d’ensembles étudiants, puis quelques numéros de jazz plus standards comme Litha, Windows et Bud Powell (hommage bien sûr à l’une de ses grandes influences).

Chick aura influencé bon nombre de jeunes musiciens apparus durant les vingt dernières années du XXsiècle. Il aura été un des architectes du jazz électrique et c’est là qu’il laissera sa marque, plus encore que par son style instrumental. Ce jazz fusion a certainement connu son heure de gloire à une époque et continue d’avoir une présence de nos jours. Non sans avoir créé une part de détracteurs pour ce genre, Corea a indubitablement contribué à populariser le jazz, ne serait-ce qu’au prix de certaines concessions commerciales.

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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