50 chandelles pour l’AEC

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L’avènement du jazz au début du siècle ­dernier a remis l’improvisation à l’ordre du jour de la musique occidentale. Avant son apparition, cette pratique, dénigrée dans les musiques de concert, avait même été proscrite aux interprètes, inféodés aux partitions et consignes des compositeurs. Pourtant, les praticiens de cette nouvelle musique ont brisé ces tabous en devenant des « compositeurs instantanés » embellissant à leur guise des mélodies écrites ou en créant sur le vif, avec ou sans matériaux préétablis.

Éphémère de nature, l’improvisation donne l’occasion aux musiciens de jouer dans des conditions beaucoup plus souples. Les musiciens classiques évoluent majoritairement au sein de formations durables, tandis que les jazzmen sont souvent contraints à tirer leur épingle du jeu dans des groupes de circonstance. Des contre-exemples, il y en a bien sûr, les plus célèbres étant l’orchestre de Duke Ellington ou encore certains big bands ­poursuivant l’œuvre d’un chef disparu.

Pourtant, une formation issue de la musique noire américaine résiste à toute nostalgie en signant son art au temps présent : l’Art Ensemble de Chicago (AEC). Cette année marque le cinquantenaire de cet ensemble de durée inégalée dans les annales du jazz, dépassant le précédent ellingtonien de trois ans. Malgré sa longévité, trois de ses membres se sont éteints, le trompettiste Lester Bowie en 1999, le bassiste Malachi Favors « Maghostut » quatre ans plus tard et, en début d’année, l’un de ses deux joueurs d’anches, Joseph Jarman. Seuls son collègue saxophoniste Roscoe Mitchell et le batteur « Famoudou » Don Moye tiennent encore le coup.

Premiers jalons

Dès le milieu des années 1960, Mitchell ­mettait sur pied un premier ensemble à son nom avec Jarman à ses côtés, ce dernier ­soutenant toutefois que l’AEC, né dans sa foulée, restait sous la direction de son collègue. Peu après la refonte du groupe original, ces deux polyinstrumentistes, accompagnés de leurs acolytes trompettiste et bassiste, n’ont pas choisi New York pour se propulser sur la grande scène du jazz, mais Paris, où ils seront accueillis à bras ouverts par l’intelligentsia gauchisante séduite par leur radicalisme. Sans batteur à ses débuts, le groupe engagera Moye durant ce séjour, ajoutant ainsi le dernier maillon à sa chaîne. Après deux ans d’activités fébriles dans la Ville Lumière le groupe regagne la Ville des Vents en 1971.

Le mot d’ordre

Identifié d’emblée à la cause rebelle du free jazz américain, l’AEC cherchait plutôt à embrasser l’ensemble de la musique noire. À cette fin, il s’est donné une carte promotionnelle munie d’un slogan, reconnu depuis comme sa marque de commerce : Great Black Music, Past, Present and Future. Des traditions ancestrales du continent noir à l’afroaméricanité du jazz, du soul et de la R & B, tout était permis, même des incursions vers les musiques savantes occidentales. Cette vision, unique à l’époque, pourrait même servir à montrer que l’AEC fut en fait le premier groupe post-moderne, et ce, bien avant la création de cette étiquette passe-partout.

Une somme musicale

Durant sa première décennie, l’AEC est devenu le porte-étendard de l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians), Mitchell et Jarman comptant parmi les membres fondateurs de ce collectif chicagoain composé exclusivement de musiciens noirs, fondé en 1965 et toujours actif de nos jours. Appuyé à ses débuts par un noyau dur de partisans, le quintette déroutait toutefois le grand public, confondu par ses rituels plutôt étranges, la panoplie d’instruments de percussion peuplant la scène ainsi que les grandes toges et maquillages portés par certains de ses membres.

Pourtant, de telles excentricités permettront au groupe de définir son identité tout au long de sa première décennie. Son profil sera considérablement rehaussé sur la scène internationale après la signature d’une entente, aussi inattendue que surprenante, avec l’étiquette allemande ECM. Quatre albums seront publiés durant les années 1980 et un cinquième en hommage au trompettiste disparu sortira en 2001, mais en trio seulement, Jarman s’étant alors retiré de la scène. Pour marquer ce cinquantenaire, tous les enregistrements de ces musiciens pour la ­maison de disques ont été rassemblés dans un impressionnant coffret anthologique de 21 ­compacts. The Art Ensemble of Chicago and associated ensembles (ECM 2630) comprend, outre les cinq disques susdits, quatorze autres albums, dont deux doubles, et un fabuleux petit pavé de 300 (!) pages qui collige toutes les ­présentations d’origine ainsi que des essais inédits, rédigés par des compagnons de route.

Réalisés entre 1978 et 2015, les enregistrements ne respectent pas tout à fait une chronologie rigoureuse, mais sont essentiellement regroupés en trois blocs, le premier étant les quatre albums originaux, le second comptant les projets dirigés ou impliquant Bowie et le dernier ayant Mitchell pour dénominateur commun. Ces deux musiciens, doit-on noter, ont toujours été les principales têtes d’affiche de l’AEC, un fait reconnu dans une section du livret qui les désigne comme « Pivotal Artists ». Après l’écoute de tous ces projets parallèles, sept pour chacun, le constat est clair : Bowie et Mitchell ont poursuivi des ­tangentes radicalement différentes, pour ne pas dire diamétralement opposées.

Deux têtes d’affiche

Bowie, d’une part, s’est engagé sur un sentier plus « populiste » en mettant sur pied un ensemble de cuivres, le Brass Fantasy, groupe qui reprenait, avec plus qu’un brin de dérision, des tubes pop, R&B et soul tels Blueberry Hill, The Great Pretender et Save All Your Love for Me. Sans ­toutefois écarter ses penchants expérimentaux, mis en évidence dans sa séance en solo absolu The One and Only ou encore sa participation dans l’album Divine Love de son confrère trompettiste Leo Smith, Bowie retirait graduellement les audaces dans ses projets, au point de les occulter dans Avant Pop, dernier opus de sa fanfare où le côté pop prend complètement le dessus. Dans un registre de jazz plus standard, le trompettiste a joué aux côtés du batteur Jack de Johnette dans son quartette New Directions, collaboration conduisant à un album studio éponyme de 1978 et, deux ans plus tard, un double (Live in Europe).

À l’opposé de Bowie, Mitchell évacuait tous les aspects plus convenus des musiques embrassées par l’AEC. En 1997, dans le premier disque de son nonette The Note Factory (Nine to Get Ready), le saxo incorpore toujours des éléments jazzistiques familiers; onze ans plus tard, dans Far Side, et plus encore dans Bells for the South Side en 2015, les ­morceaux estompent les lignes de démarcation entre l’écrit et l’improvisé pour devenir des canevas bariolés de textures sonores foisonnantes.

L’AEC, enfin, a connu ses plus gros succès sur le marché avec ses deux premiers titres pour l’étiquette, Nice Guys (1980) et Full Force (1982), chacun comportant un « tube », soit une dédicace à Miles Davis sur le premier (Dreaming of the Master) et à Charles Mingus sur le second (Charlie M). Suivront alors une captation en direct sur deux disques, Urban Bushmen, et leur ­dernier titre The Third Decade, tous deux moins bien accueillis à leurs sorties, le double recevant de tièdes critiques.

Dans la foulée du nouveau millénaire

Bien que le coffret rassemble une importante tranche de son histoire, la présence de l’AEC dans le giron de l’étiquette allemande n’a duré que sept ans, son dernier album réalisé en 1985. Les années 1990 ­verront l’ensemble passer sous contrat avec l’étiquette japonaise DIW, laquelle lui ouvre la porte à des collaborations avec d’autres musiciens, le redoutable pianiste Cecil Taylor en tête de liste. Après la mort de Bowie et le retrait de Jarman, l’AEC tend la perche à d’autres Chicagoains, parmi eux le vétéran saxo Ari Brown et le trompettiste Corey Wilkes. Le décès de Favors ne conduit pourtant pas à la ­dissolution du groupe, mais à des activités plus sporadiques.

Pour cette année anniversaire, ses deux ­derniers protagonistes, Mitchell et Moye, sont revenus à la charge avec un projet discographique d’envergure, soit un recueil comportant une séance studio de quelque 70 minutes et une ­captation en direct de durée égale. Produit par la maison de disques PI Recordings, présentée dans cette section le mois dernier, We are on the Edge (PI180) a fait l’objet de critiques dithyrambiques à sa sortie au printemps ainsi que d’un reportage étoffé dans la bible du jazz, Downbeat. Si le premier disque comporte des pièces assez nouvelles, douze au total, le second reprend cinq d’entre elles, en versions très contrastantes, et deux thèmes fétiches du groupe, soit Tutankhamun de leur regretté –bassiste et Odwalla de Mitchell, indicatif musical ­clôturant les concerts. Parmi les reprises, la pièce-titre inclut, dans sa version studio, une déclamation porteuse d’espoir : « We are on the edge of ­victory. »

Fidèle à la démarche de cet ensemble, la musique ratisse large, mais les ­morceaux s’inscrivent sur deux tangentes principales, la première à l’apanage d’une ­certaine musique de chambre contemporaine, la seconde regorgeante de ­percussions. Pas moins de seize musiciens sont au rendez-vous, six joueurs de cordes et autant de ­percussionnistes, chanteurs pour la ­plupart parmi ces derniers. Pour ­couronner leur grande épopée, ­messieurs Mitchell et Moye ont exaucé par ce coup de maître un vœu jadis exprimé par leur camarade Jarman… de garder la musique forte !

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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