Gidon Kremer : S’effacer derrière la musique

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photo : Kasskara/ECM Records


par Lucie Renaud

Plus d’une centaine d’enregistrements, des milliers de concerts dans les salles du monde entier, apparitions saluées dans les festivals, collaborations avec des artistes mythiques dont Martha Argerich, Mischa Maisky, Yo-Yo Ma et Keith Jarrett, liens rapprochés avec des compositeurs tels Philip Glass, ­Alfred Schnittke, Arvo Pärt, John Adams, Luigi Nono, Sofia Guibadulina, Valentin Silvestrov et Lera Auerbach : la feuille de route de Gidon Kremer en jette plein la vue. On pourrait imaginer un ­personnage inaccessible, qui sillonne les couloirs aériens de la planète, ­déposant des valises griffées dans les suites les plus luxueuses, revenu de tout. Moins de deux minutes d’entretien avec le violoniste suffisent pour saisir que, même à 63 ans, l’immobilisme est proscrit de sa démarche artistique. « Je n’ai pas de recette, mais j’aime toujours être ­surpris par les autres, suivre les gens et les artistes qui ont une vision, ­explique-t-il d’un débit rapide, presque fébrile.  C’est un grand ­privilège que de travailler avec des compositeurs, de comprendre ­comment une musique jamais entendue auparavant peut prendre vie à ­partir d’un manuscrit. » Aucun faux semblant, aucune formule ­convenue : pour lui, la musique doit impérativement atteindre l’âme et parler directement au cœur. Les artistes qui l’inspirent le plus – il n’hésite pas à évoquer dans un même souffle Maria Callas, Jacques Brel et Leonard Bernstein – « vivent la musique, se laissent brûler par elle ».


» La musique comme langue maternelle

Fils de musiciens professionnels membres de l’Orchestre de la radio nationale de Lettonie, l’une à demi allemande, l’autre juif balte, petit-fils du violoniste, professeur et historien de la musique suédois Karl Brückner, le jeune Gidon découvre très tôt le violon. « “Tu n’arriveras à quelque chose que si ­préalablement tu travailles assidûment”, disait mon père. Ma mère par contre disait : “Si tu travailles assidûment, tu auras une vie meilleure” », explique-t-il simplement dans son ­autobiographie Une enfance balte. « Je ne sais pas non plus si j’ai beaucoup ­appris de mon grand-père. Par contre, il est ­certain que sa ­curiosité envers tout ce qui était inédit et son ­intime ­conviction que l’on devait tout d’abord “écouter en soi” le son avant de le jouer ont contribué à forger le Gidon ­d’aujourd’hui. » Malgré les heures assidues de travail et le triple regard qui le scrute, le jeune garçon démontre déjà une curiosité insatiable. Il dévore les livres, maîtrise les échecs, aime être ­emporté par les films et crée même des « clubs » avec ses copains, histoire d’échanger, de s’interroger, d’avancer.


Après des études à l’École de musique de Riga, il est choisi pour intégrer la classe du légendaire David Oïstrakh au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou. Les concours régionaux s’enchaînent, mais la consécration se laisse attendre. En 1965, il finit par tenir entre ses mains le fameux vase d’honneur tant convoité : « Je comprendrai plus tard qu’en art, il ne peut y avoir de“ victoire”, il ne peut y avoir d’Olympiades, avec un premier. » Prochaine étape : les concours internationaux. En 1967, il remporte le troisième prix au Concours Reine Élisabeth de ­Belgique et deux ans plus tard, le premier prix au Concours Paganini à Gênes. En 1970, sa victoire au Concours Tchaïkovski confirme son talent. « Le violon était mon guide et ma souffrance; avec lui, j’appris au fil du temps à transformer en musique ma ­solitude, mes rêves, mes blessures et mon humour. En lui, je cherchais ma tonalité, ma voix, ma musique. »


De façon presque boulimique, il s’approprie les grandes ­œuvres littéraires, fréquente les théâtres avec ferveur, étudie Stanislavski. Il continue d’écrire, notamment dans son journal. « On ne peut atteindre que par le travail cet état dans lequel on ressent les grandes visions. Pour moi, la vie est dans ce que l’on ressent », lui confie-t-il le 9 juillet 1963. Quelques mois plus tard, une heure à peine avant de monter sur scène pour le deuxième tour du Concours de la République, il note en vitesse : « Je dois 1) penser à Borisova [actrice de théâtre qui l’avait envouté]; 2) procurer de la joie aux gens; 3) montrer la beauté de l’œuvre; 4) penser à ce que le compositeur a voulu exprimer; 5) jouer pour moi. Bref – crache sur tout cela et pense à la musique ! » Cette passion des mots continue de l’habiter et, outre ce rappel de ses ­premières années (seul titre disponible pour l’instant en français), il a signé trois ouvrages qui reflètent sa philosophie artistique.

» Musicien sans frontières

Le feu qui dévore Gidon Kremer ne demande qu’à être partagé. « Être un violoniste peut être un peu ennuyeux – surtout pour moi », confiait-il à un journaliste il y a une trentaine d’années déjà. En 1981, il fonde Lockenhaus, un ­festival intime de musique de chambre (qui dure toujours). Pour ses 50 ans, il décide de s’offrir un présent unique : rassembler de jeunes musiciens des trois États baltes (Lettonie, ­Lituanie et Estonie) pour un été, leur permettre de travailler avec des compositeurs de la région et jouer avec eux. « Je ­n’aurais jamais pu rêver que Kremerata Baltica deviendrait ce qu’il est aujourd’hui. Quand j’ai rencontré ces jeunes gens, ai connu leur intensité, leur joie, j’ai compris dès le premier été que ce n’était pas quelque chose que je pourrais laisser tomber. Aujourd’hui, après 14 ans, ils font partie de ma famille. Bien sûr, au fil des ans, l’un ou l’autre des musiciens a pu être tenté de quitter l’ensemble mais, en fait, nous avons très peu de roulement. La majorité est fidèle et je dirais que les nouveaux venus le sont encore plus, car ils ont encore les yeux remplis de fraîcheur, ce qui permet à l’esprit de Kremerata Baltica de continuer à vivre. » L’orchestre de 27 musiciens donne une cinquantaine de concerts par année répartis en cinq ou six tournées (dont une des États baltes), enregistre avec une belle régularité (son dernier album, De profundis, a été lancé en septembre) et son excellence a été primée à de nombreuses reprises. En 2002, par exemple, After Mozart a remporté un Grammy et le prix ECHO. Souhaitant plus que tout repousser l’« orchestrite » qui afflige trop souvent les musiciens professionnels, Kremer mise avant tout sur la flexibilité, l’ouverture d’esprit et un ­certain goût du risque : « Je pense que, au-delà de l’intimité du son, jouer sans chef nous aide à communiquer entre nous lors de l’interprétation de partitions complexes, par exemple la Quatorzième Symphonie de Chostakovitch. »


Refusant le statu quo, il ne se voit vieillir que lorsqu’il s’arrête quelques secondes pour contempler ses cheveux gris dans le miroir. Au fond, il reste le jeune homme de 17 ans qui notait : « Mon but : procurer, à travers la musique, plus de joie aux gens […] L’art est pour l’instant le seul capable de nous procurer de la joie, une connaissance de nous-mêmes et de l’énergie. » Le futur de la musique classique ne l’inquiète pas outre mesure. « Je pense que la vraie musique survivra mais, bien sûr, les dangers sont multiples. D’une certaine manière, la commercialisation de la musique la dévalorise et les gens sont souvent distraits par des interprétations médiocres, des imitations, par le scintillement du vedettariat. À l’occasion, le nom des vedettes est plus ­important que la musique qu’ils représentent. Notre obligation est de servir le compositeur, de servir la musique, de ne pas tenter d’obtenir plus de crédit que les vrais créateurs mais, comme vous le savez très bien, les ventes misent toujours essentiellement sur la ­quantité, sur le nombre de disques écoulés. C’est une maladie que Kremerata Baltica essaie de combattre en restant honnête, tant au niveau de l’interprétation que du répertoire. »


Il espère convaincre les autres musiciens de ne pas céder aux sirènes de la facilité et de la tendance crossover. « Je ne pense pas que la musique doive être confinée à un ghetto de connaisseurs, mais je crois que nous devons nous battre pour défendre ses intérêts, ne pas laisser les impératifs commerciaux nous convaincre de ce qui se vend. » Mais n’est-il pas paradoxal d’à la fois souhaiter rejoindre le public grâce à des enregistrements et rester un puriste ? « Mes priorités n’ont jamais été orientées par les chiffres de ventes ou les ­positions au palmarès parce que, pour ­paraphraser une chanson connue, je ne suis pas un garçon matériel. J’ai la liberté de pouvoir faire mes propres choix et je me fie à mon goût et ma conviction. Quand je produis un album, je mets toujours l’accent sur la musique et non sur les titres ou la façon dont il sera présenté. » Pour lui, l’enregistrement se veut objet d’art et livret, couverture et musique doivent former un tout. « Les grandes étiquettes sont trop ­préoccupées par leurs chiffres de vente et, par conséquent, certaines de leurs couvertures, cela m’attriste de le dire, ressemblent à de la pornographie. ­J’essaie de rester fidèle aux valeurs avec lesquelles j’ai grandi. Si quelqu’un le comprend, merveilleux. Si quelqu’un considère le tout dépassé, tant pis pour lui, et non pour moi. »


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Programme montréalais

Le programme montréalais de Kremerata Baltica comprend trois œuvres : un arrangement pour orchestre à cordes du Quatuor en do dièse mineur de Beethoven, Sogno di Stabat Mater, pour violon, alto, vibraphone et cordes de la ­compositrice russe Lera Auerbach et Silent Prayer, méditation interrompue pour violon, violoncelle, vibraphone, guitare basse, cordes et bande sonore de Giya Kancheli. Gidon Kremer dit : « C’est Kagel qui parlait des compositeurs qui composent pour d’autres compositeurs. Ce programme n’a rien à voir avec cette ­affirmation. Les compositeurs joués ont tous quelque chose à nous dire, sont profondément ancrés dans une tradition, mais possèdent des voix individuelles. Il est difficile de comparer quoi que ce soit à Beethoven, surtout le Quatuor opus 131, “sa Dixième Symphonie” selon Bernstein, mais les compositeurs sont des êtres vivants, vigoureux, pleins de sensibilité. Je suis persuadé que Beethoven était un homme de son temps, non indifférent à ce qui se passait autour de lui. C’est essentiel non seulement d’offrir une bouffée d’air frais aux musiciens de l’orchestre, mais de permettre au public d’être surpris. C’est pourquoi j’essaie toujours de construire des programmes ­comportant une certaine part de nouveauté. Je n’essaie pas de me montrer snob en programmant ces pièces, d’être ­excessivement intellectuel. Je tente simplement de garder la musique vivante autant que possible. J’espère que le public montréalais saura l’apprécier. »


Kremerata Baltica, 4 novembre. www.pda.qc.ca


Voir ici la version anglaise du texte

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