Stéphane Laforest : « Ce n’est pas le temps de demander aux artistes de se réinventer »

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Les récentes annonces de la ministre de la Culture Nathalie Roy ont reçu un accueil mitigé de la part des professionnels du milieu, en particulier de ceux qui travaillent dans les arts de la scène. Dans une lettre ouverte, Stéphane Laforest, chef de l’Orchestre symphonique de Sherbrooke et de la Sinfonia de Lanaudière, estime que l’aide gouvernementale ne profite qu’à une partie de l’industrie et oublie les artistes des arts vivants.

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Au début, comme plusieurs de mes collègues de la culture (surtout les gens des arts vivants), je voulais critiquer la ministre. Nous étions tous ébranlés après ses deux conférences de presse qui annonçaient l’ouverture des cinéparcs et l’allocation de plusieurs millions de dollars pour des projets numériques ou nouvelles façons de faire de l’art.

ll faut quand même applaudir le fait que la ministre de la Culture a réussi à convaincre les argentiers du gouvernement de libérer 250 millions de dollars pour la culture en ces temps de crise. Je pense qu’une grande partie de cette somme pourra aider les artistes du cinéma, du film, des arts visuels et surtout ceux qui peuvent intégrer le numérique dans leur art (musique contemporaine, danse moderne, théâtre expérimental, etc.).

Stéphane Laforest, chef

Nous sommes tous très heureux pour ces artistes. Il est clair pour moi que c’est aussi un geste politiquement très payant et sans risque. Un grand nombre de citoyens seront très heureux de revoir District 31 et de nouveaux films québécois. Ceci dit, après la frustration de ces deux annonces, ce qui m’a le plus blessé, c’est le manque de sensibilité envers les artistes. Quand je pense aux artistes d’ici, je parle des musiciens classiques, danseurs de ballets, acteurs de théâtre, peintres, sculpteurs et surtout les artistes des arts vivants, lesquels, pour la plupart, touchent un salaire entre 20,000$ et 25,000$ par année et souvent moins. Nous sommes en temps de crise, je dirais même de survie pour plusieurs artistes. Ce n’est pas le temps de demander aux artistes d’inventer de nouvelles façons de faire leur art.

 

L’autre point qui m’a terriblement bouleversé, c’est de savoir qui, au fait, conseille la ministre et lui suggère les orientations artistiques de ces programmes annoncés ? Sont-ce des politiciens, des fonctionnaires ? On aurait dit une grosse demande de subvention du Conseil des arts et lettres du Québec ou du Conseil des arts Canada, avec des critères invérifiables, annoncée pour tous mais qui concernent quelques créneaux précis seulement (dans le numérique).

Suite à toutes ces réflexions, je me suis demandé pourquoi ne pas proposer une nouvelle façon de distribuer les subventions, une nouvelle philosophie pour les organismes subventionnaires. Aidons les artistes au lieu d’aider la création et la recherche de nouvelles tendances.

Au lieu de demander aux artistes de constamment réinventer ou ajouter une tendance à leur art (numérique, etc.), pourquoi on ne réinvente pas une façon d’améliorer la qualité de vie des artistes, de leur donner la possibilité de travailler beaucoup plus et de vivre de leur art dignement ? Il faut donner des subventions aux artistes pour qu’ils fassent ce qu’ils font le mieux, c’est-à-dire, pratiquer leur art. L’interprétation de chefs-d’œuvre dans une salle avec un public live. Ce qu’il faut réinventer, à mon avis, ce ne sont pas les arts, c’est ce qu’il y a autour. Voici donc ce que je propose comme critères de subventions pour stimuler l’emploi des artistes :

  • La qualité artistique; c’est indéniable, indiscutable.
  • L’affluence aux concerts, spectacles ou productions. Les organismes qui réussissent à attirer les spectateurs doivent être récompensés et félicités.
  • La diversité de la programmation. Je pense ici aux organismes qui font travailler leurs artistes et présentent beaucoup d’événements (productions ou co-productions) à cachets garantis.
  • Le professionnalisme des organismes. Il pourrait y avoir un montant de base en subventions, à hauteur de 250,000$, pour assurer le fonctionnement des différents organismes comme, par exemple, un orchestre symphonique de région, si le niveau artistique est jugé professionnel et que sa saison comprend cinq grands concerts, un programme de matinée scolaire, un concert de Noël et deux concerts d’été. Ensuite, si l’organisme le désire, il pourrait bonifier sa subvention en ajoutant, des concerts, une programmation originale, des matinées scolaires, du numérique, de la musique canadienne, des concerts pour les nouveaux arrivants, etc. On doit encourager les organismes à développer des initiatives pour les jeunes publics et la relève musicale du Québec. Chaque item de bonification pourrait avoir un montant fixe décidé d’avance selon les budgets disponibles. Il est facile de faire la même démarche avec les groupes de musique de chambre, les séries de concerts, les festivals et les maisons d’opéra.
  • La gestion saine des organismes. Il faut encourager les organismes qui ont un conseil d’administration dynamique et qui fait bien son travail (budget équilibré, commandites, événements bénéfices et organisation d’un grand nombre d’événements). Ils ont notre vie entre leurs mains.
  • De bonnes conditions salariales au sein des organismes. À la santé financière s’ajoute celle de l’emploi : les organismes qui engagent des artistes québécois/canadiens et rémunèrent bien l’ensemble de ses créateurs ou interprètes doivent être encouragés. Des subventions spéciales pourraient être accordées aux organismes de musique ou de théâtre ou de danse contemporaine afin qu’ils puissent rémunérer leurs artistes convenablement et, surtout, faire la promotion de la musique canadienne ou les nouvelles tendances comme le numérique qui se prêtent mieux à ce genre d’art. De plus, le gouvernement devrait inciter les organismes à verser des primes à ses employées administratifs (directeur général ou autres) qui créent de l’emploi. Enfin, une aide pourrait être allouée aux organismes qui ont davantage besoin de ressources humaines afin qu’ils puissent organiser plus d’événements pour leurs artistes.
  • Le rayonnement des organismes, visibles dans leur région, au Québec ou à l’étranger (il faut être présent dans plusieurs villes de sa région ou province). On devrait récompenser les organismes qui font bien leur publicité (travaux de graphismes, affiches, radio, télévision, etc.). Il faut aussi mieux outiller les gens qui font la publicité et la vente dans les organismes. Ce sont les diffuseurs qui doivent, eux, être à l’affut des nouvelles technologies (numérique, etc.).
  • La qualité des partenariats avec les diffuseurs qui font une place de choix aux organismes locaux (prix de location de salle très abordable, aide à la promotion et diffusion, disponibilité de salle pour répétitions et concerts etc.).
  • L’originalité des projets. Si un organisme veut mettre l’accent dans sa mission artistique sur la musique canadienne, les compositeurs ou artistes des nouveaux arrivants, sur les concerts éducatifs, il pourrait bénéficier d’un système de subventions à la carte. Mais les orchestres qui désirent rester dans le répertoire symphonique traditionnel n’auraient pas à souffrir de cette décision artistique, ils auraient leur subvention de base (voir point no 4).Les grands ensembles (l’OSM, l’OSQ, l’OM, Les Violons du Roy, I Musici, l’Opéra de Montréal, l’Opéra de Québec, les Grands Ballets canadiens) pourraient bénéficier de critères particuliers, vu leur statut de grands ensembles et leur rayonnement international.
  • La garantie d’une évaluation objective des demandes de subventions. Éviter les comités de pairs qui ne sont pas toujours équitables. Un comité de spécialistes pourrait évaluer si l’organisme est reconnu professionnel selon les critères exposés au point 4. Ensuite, on prend les critères de 1 à 10 dans une grille et l’agent écrit le nombre ou les montants qui correspondent à chaque point pour chaque organisme. Ainsi, on peut facilement justifier de part et d’autre les sommes distribuées, ce qui n’est pas le cas présentement.

En terminant, il faut arrêter d’imposer des répertoires ou nouvelles tendances aux artistes. Il faut donner un statut aux artistes rapidement. Ça prend plus de temps pour former un musicien classique qu’un médecin. J’œuvre dans le milieu de la musique classique depuis plus de 40 ans, j’ai dirigé plus de 1000 concerts avec les orchestres symphoniques du Canada et je suis très inquiet pour nos musiciens.

Je pense humblement que ces critères d’évaluation forceraient la création d’emploi dans le domaine des arts et nos artistes pourraient vivre convenablement et dignement de leur travail.

Le public en bénéficiera. L’économie aussi.

 

Stéphane Laforest

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Stéphane Laforest est directeur artistique de l’Orchestre symphonique de Sherbrooke et de la Sinfonia de Lanaudière.

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