Jessye Norman : souvenirs d’une artiste unique

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par Martha de Francisco

Lors de ma première rencontre avec Jessye Norman, nous étions au Musikverein de Vienne en 1983, prêtes à enregistrer pour CBS Masterworks la Deuxième Symphonie de Mahler « Résurrection » avec l’Orchestre philharmonique de Vienne et le chœur de l’opéra d’État de Vienne sous la direction de Lorin Maazel. Dès les premières notes du O Röschen rot du quatrième mouvement Urlicht, sa voix envoûtante et la profondeur de son chant ont marqué à tout jamais ma sensibilité de jeune musicienne et professionnelle de l’enregistrement et signalé le début de mon admiration indéfectible pour son talent prodigieux et de ma fructueuse collaboration à ses enregistrements inoubliables.

Jessye Norman invitée à chanter « La Marseillaise » pour le 200e anniversaire de la Révolution française. Photo : ina.fr

Son interprétation de La Marseillaise dans l’orchestration de Berlioz avec l’Orchestre de Paris et le Chœur de l’Orchestre de Paris dirigés par Semyon Bychkov, à l’occasion du 200e anniversaire de la prise de la Bastille en 1989, constitue une étape importante dans mes débuts chez Philips. J’ai réalisé l’enregistrement à la salle Pleyel à Paris et les images de Jessye drapée du tricolore pendant les festivités du bicentenaire, incarnant comme jamais la musique française au nom du principe de liberté, égalité et fraternité, sont gravées dans ma mémoire.

L’enregistrement d’Ariadne auf Naxos de Richard Strauss avec les plus grandes voix, notamment Edita Gruberová, Dietrich Fischer-Dieskau et Julia Varady, et l’Orchestre du Gewandhaus sous la direction de Kurt Masur, m’ont permis d’admirer de ma perspective rapprochée de réalisatrice sa musicalité remarquable et la puissance de sa voix. Dans cet opéra enregistré pour Philips au Neues Gewandhaus de Leipzig en 1988, Jessye était Ariadne : magnifique, majestueuse et profondément humaine. Pendant une pause qui se prolongeait entre les séances d’enregistrement, je me suis fait la complice de sa brève escapade à l’église Saint-Thomas, pendant laquelle nous avons écouté des cantates chantées par le Thomanerchor. Assises juste à côté du tombeau de Jean-Sébastien Bach, nous étions remplies d’émotion aux sons de cette musique et conscientes de la présence physique du compositeur devant nous – voilà une expérience que je garde dans mon cœur.

J’ai participé pour Philips à deux productions d’une grande importance personnelle et spirituelle pour la carrière discographique de Jessye : In the Spirit, un concert de Noël enregistré dans plusieurs églises des environs de New York en 1996 auquel elle avait convié des chorales de la région à l’accompagner dans une aventure spirituelle à travers la musique; et la parution en décembre 1990 de l’enregistrement et du film Jessye Norman à Notre-Dame, un événement musical hors norme qui s’est tenu à Paris pendant un hiver particulièrement froid. La cathédrale étant pleine à craquer, le récital de Noël était retransmis sur écran géant avec d’énormes haut-parleurs pour la foule réunie sur le parvis de Notre-Dame.

Peu de ceux qui ont écouté le CD ou vu le film à la télévision par après étaient au courant des complexités qui ont suivi, alors que nous avions dû modifier la planification des enregistrements. Soucieuse d’en assurer le bon déroulement, Jessye avait participé à une téléconférence avec le ministre de la Culture Jacques Lang, menant avec compétence les négociations dans un français impeccable. Au terme de cette discussion, je me souviens que nous avions réussi à faire en sorte que la cathédrale reste fermée jusqu’au lendemain pour une dernière séance matinale d’enregistrement. Cette fois, sa capacité à rendre possible l’impossible autant que ses prouesses vocales m’ont émerveillée.

Très exigeante envers elle même, il est normal qu’elle exigeât le même professionnalisme de la part de ceux qui l’entouraient. J’ai eu l’honneur insigne de voir Jessye au travail avec ses partenaires musicaux, chefs d’orchestre et pianistes de grand renom, compagnons de chant, maisons d’opéra, orchestres, chœurs symphoniques, laïques ou d’enfants, représentants de maisons de disques et équipes d’enregistrement. Tous lui vouaient une estime et une vénération sans bornes.

Deux moments forts de ma carrière que je n’oublierai jamais : l’étroite collaboration artistique entre deux géants de la musique – Jessye Norman et James Levine – dont j’ai été témoin pendant l’enregistrement de leur récital à Salzbourg en 1991, de même que celui d’Erwartung de Schönberg avec le New York Philharmonic en 1993.

Je suis aussi reconnaissante d’avoir ressenti de près sa grande humanité à l’occasion du décès d’un ami commun. Amie fidèle, vedette planétaire, Jessye n’avait pas hésité à sauter dans un avion à destination d’Amsterdam pour être au chevet de notre ami mourant, aux côtés de sa famille et de ses amis, pleurant avec nous et nous offrant à tous sa chaleur et sa consolation.

Parmi les souvenirs les plus heureux au fil des ans, je me souviens de soirées chez elle consacrées à l’optimisation des mixages de notre dernier enregistrement, qui s’étaient terminées dans sa cuisine, préparant ensemble un plat de pâtes en racontant des histoires pleines d’esprit avant de retourner à notre écoute.

Ma dernière rencontre avec Jessye remonte à sa dernière visite à Bogotá en 2010 où nous avons plongé dans les souvenirs de nos enregistrements avec Philips, de musique et d’amitiés. Son dernier récital auquel j’ai assisté avec ma famille en Colombie résonne encore au plus profond de moi.

Adieu, ma chère amie. Je puise quelque réconfort dans la pensée que vous êtes en pleine conversation avec les compositeurs à qui vous avez rendu hommage dans vos enregistrements, votre cadeau au monde entier.

Martha de Francisco, professeure agrégée en enregistrement du son de l’Université McGill, a été l’une des réalisatrices de Jessye Norman pour l’étiquette Philips.

Traduction par Véronique Frenette

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