Marina Thibeault : Ambassadrice de l’alto du XXIe siècle

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« On est en 2017 ! » Voilà la nouvelle expression du rejet des façons anachroniques de penser et de faire. Il suffit de constater l’immense succès du premier album de Marina Thibeault, Toquade, pour reconnaître que l’alto possède une voix bien distincte de celle de son petit frère et que, dorénavant, les plaisanteries sur cet instrument ne doivent plus susciter l’hilarité, mais la désapprobation unanime. « Elles ont fait leur temps, affirme-t-elle. Comme les farces plates d’un mononcle. »

Atteignant le 4e rang des albums de musique classique sur iTunes dès la journée de sa parution, Toquade (critique ici) est le couronnement d’une année qui a démarré par la nomination de Marina Thibeault dans la catégorie Musique classique des Révélations Radio-Canada 2016—2017. La jeune femme de 28 ans, également lauréate du Prix de la Fondation Sylva-Gelber (2016), du premier prix du Prix d’Europe (2015) et du Concours de concerto de McGill (2015) a enchaîné plusieurs concerts, notamment aux côtés de Charles Richard-Hamelin, Marie-Nicole Lemieux et Valérie Milot, en plus du lancement de son CD le 11 avril au salon de thé Cardinal. Entourée des membres de sa famille, amis, mentors et collaborateurs, l’altiste alors enceinte de huit mois a fait remarquer en souriant : « C’est comme un mariage… ou peut-être une fête prénatale. »

Toquade et autres collaborations

En plus d’avoir eu l’honneur de faire partie des Révélations, Mme Thibeault a eu droit à une séance d’enregistrement de quelques jours. « J’y songeais depuis quelques années, mais j’avais besoin d’une impulsion, confie-t-elle. Le premier album doit être déterminant : le répertoire taillé sur mesure et à mon image. »

Enregistré en deux temps, en octobre et en novembre 2016, et paru sur étiquette ATMA au printemps, ce premier opus explore le paysage mouvant et contrasté du répertoire pour alto – qu’il s’agisse de classiques bien-aimés, comme la Sonate pour alto en do mineur de Mikhaïl Glinka ou des pièces contemporaines Prelude aux sonorités gitanes d’Ana Sokolović et Rubato e agitato, la première pièce composée pour elle par le compositeur canadien d’origine tchèque Milan Kymlicka. « Je ­voulais partager la musique qui m’était chère, sur un support – le CD – qui conserve sa ­pertinence », explique-t-elle.

L’album s’ouvre sur un arrangement de La Valse sentimentale de Tchaïkovski, inspiré de la version pour violon et piano d’Ivry Gitlis. « Je craignais que cette pièce ne soit insipide, mais en réalité, elle prépare les auditeurs : c’est de l’alto, pas du violon. Et par son côté sombre, elle n’est pas du tout mielleuse, précise-t-elle. Plus tard, l’instrument révèle toutes ses possibilités et les métamorphoses qu’il peut subir. »

À l’instar de bien d’autres altistes, Marina Thibeault a commencé au violon. À l’âge de 9 ans, elle est la plus jeune élève à entrer au Conservatoire de musique de Québec. « J’avais 14 ans quand j’ai entendu l’alto pour la première fois en récital au Domaine Forget. J’ai compris tout naturellement que c’était l’instrument qu’il me fallait, raconte-t-elle. Pour moi, sa sonorité et son répertoire étaient plus riches. » Jusqu’à 17 ans au Conservatoire dans la classe de François Paradis, elle a ensuite fréquenté l’institut de musique Curtis sous la direction de Michael Tree. Actuellement, elle étudie avec André Roy à l’Université McGill où elle a obtenu sa maîtrise.

Un autre professeur de McGill, Jean Lesage, a joué un rôle déterminant dans la trajectoire du projet d’enregistrement de Marina en composant ce qui est devenu la pièce-titre de son album. Toquade est un petit bijou de virtuosité inspiré de concepts baroques passés à travers le filtre de la mémoire. « Je ne comptais pas l’inclure sur le CD, mais je l’adore. C’est une contribution essentielle au répertoire. »

Marina Thibeault, Photo: Matthew Perrin

Marina Thibeault, Photo: Matthew Perrin

Deux ans auparavant, Marina lui avait demandé par courriel un morceau pour alto solo qui repousserait les limites du répertoire. « Rien d’introspectif, brillant, intense ou noir; je voulais une pièce téméraire et ludique, confirme-t-elle. Comme par miracle, deux ans plus tard, elle est arrivée dans ma boîte de réception. Nous ne nous étions pas reparlé depuis; Jean n’a rien fait d’autre que composer et réfléchir. »

Mme Thibeault, qui joue sur un magnifique Jean-Baptiste Vuillaume de 1854 avec un archet W.E. Hill & Sons, généreusement prêtés par Canimex, a travaillé la pièce avec Lesage à ­l’automne. La taille de l’instrument a joué un rôle important dans la confection de Toquade. « Certains passages comportaient des notes très aiguës avec des accords en doubles cordes. Je lui ai dit qu’il pouvait conserver les accords ou les octaves, mais pas les deux parce que j’ai seulement quatre doigts ! »

Marina travaille actuellement avec le compositeur afro-américain Jeffrey Mumford sur un concerto pour alto de grande ­envergure. « Je n’ai jamais travaillé avec quelqu’un comme lui, soutient-elle. Il mise beaucoup sur les couleurs et les éléments visuels – sa conjointe est une artiste visuelle – et il m’envoie des peintures qui inspirent ses sonorités. » Quoiqu’il ne s’agisse encore que d’une ébauche, les deux sont en train de discuter avec le L.A. Philharmonic et d’autres grands orchestres en vue d’une création possible d’ici quelques années.

Croisements transculturels

Les pièces inspirées des folklores d’Europe de l’Est sont l’un des thèmes unificateurs du CD. Les compositeurs tchèques Martinů et Kymlicka sont attirés par le timbre plus sombre de l’alto. « Je crois que c’est un ­instrument éminemment folklorique dans cette partie du monde, affirme-t-elle. Si vous traversez le pont Charles à Prague, vous entendrez assurément un clarinettiste ou un altiste. »

Le choix de Marina d’insérer le morceau de Glinka parmi les pièces plus avant-gardistes est intéressant sur plusieurs plans. Malgré son style traditionnel, la Sonate pour alto en do mineur est l’une des pièces que tout jeune altiste doit apprendre. « Je voulais attirer les jeunes, puis leur faire découvrir le reste du répertoire », explique-t-elle. Elle-même, qui avait commencé l’alto à l’adolescence, a découvert le morceau pendant ses études avec Bruno Giuranna à Lugano en Suisse, au Conservatorio della Svizzera italiana, grâce à l’aide financière du Conseil des arts du Canada et d’une bourse de l’Eskas.

Proche ami de Michael Tree, M. Giuranna avait un style d’enseignement beaucoup plus classique que ce à quoi elle était habituée en Amérique du Nord. « Il ne se présentait qu’une seule fois par mois pour donner ses leçons, raconte-t-elle. Il était de la vieille école : les étudiants devaient se présenter à 8 h et rester jusqu’à 18 h.

Marina Thibeault, Photo: Matthew Perrin

Marina Thibeault, Photo: Matthew Perrin

« Pendant ma première leçon, j’ai joué la Chaconne de Bach, mais je m’endormais tellement qu’il m’a fait passer en dernier », se souvient-elle. Après lui avoir demandé si elle avait pratiqué les gammes de Carl Flesch, il lui a donné le concerto pour alto de Telemann, la sonate de Glinka et les Cinq pièces de Marin Marais – du répertoire de débutant. « Lorsque je suis arrivée à Lugano, j’étais remplie d’espoir : je voulais en profiter pour me préparer aux concours, mais après ma première leçon, j’ai compris que c’était peine perdue. »

Même si sa bourse lui permettait de rester à Lugano pendant trois ans, elle est revenue un an plus tard. À l’époque, cette pédagogie ne convenait pas à ses besoins de perfectionnement. « Je savais déjà ce que je voulais faire; pour moi, la technique et la musique vont de pair. Bien entendu, chacun a des aspects du jeu à améliorer constamment, mais ces deux éléments doivent être travaillés ensemble. »

« Pourtant, j’ai fini par adorer la pièce de Glinka. Peut-être que je ne l’aurais jamais jouée si je n’avais pas eu à… régresser, admet-elle en riant. C’est drôle, j’ai enregistré Glinka et, en novembre, j’interpréterai Telemann avec l’Orchestre Appassionata et Jean-Philippe Tremblay. La vie m’appelle à commander et jouer tous ces audacieux projets en même temps que le répertoire pour alto le plus renommé. »

Les prochaines étapes

À l’automne, Marina Thibeault devra composer avec un horaire chargé, partageant son temps entre l’Université McGill où elle poursuivra son doctorat dans la classe d’André Roy et les concerts comme chambriste et comme soliste en récital et avec orchestre, notamment avec l’Orchestre Métropolitain en février 2018 avec qui elle fera ses débuts sous la direction de Daniele Callegari, interprétant la Sinfonia concertante de Mozart pour alto, violon et orchestre, accompagnée du premier violon Yukari Cousineau. Elle espère poursuivre un projet de recherche qui lui permettra d’explorer la diversité sociale en musique. « J’ai été fortement influencée par certains écrits sur le sujet, comme Ouverture féministe de Susan McClary et The Woman Composer de Jill Halstead, confie-t-elle. Je souhaite en apprendre davantage sur le rôle du sexe, de la race et de l’identité sexuelle en musique », laissant entendre qu’elle désirait étudier avec les musicologues de McGill Lloyd Whitesell et Lisa Barg.

« En qualité d’interprète, je pense souvent à mon impact dans la société, conclut-elle. Je veux à la fois être engagée dans ma communauté et piquer sa curiosité. C’est merveilleux de pouvoir être soutenue par notre scène musicale. »

Traduction : Véronique Frenette


Marina Thibeault, Jean-François Normand (clarinette) et Philip Chiu (piano) forment le Trio Canoë qui fera ses débuts au Domaine Forget le 4 août dans un ­hommage à Robert Schumann. L’ensemble participera aussi au Camp musical Père Lindsay le 13 août.

Pour information sur ses concerts, voir www.marinathibeault.com.

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A propos de l'auteur

Kiersten van Vliet was the Web Editor and an Editorial Assistant for La Scena Musicale from 2015–17.

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