Un âge d’or pour les chanteuses noires : Marian Anderson, Leontyne Price, Grace Bumbry

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La mort de George Floyd, l’an dernier, a ­déclenché une vive émotion de part et d’autre des États-Unis, y compris dans le monde de l’opéra. Peu de temps après les faits, le Los Angeles Opera invite la mezzo-soprano J’Nai Bridges à donner un récital ­virtuel. Celle-ci décline l’invitation et offre, à la place, d’animer un panel avec d’autres chanteurs noirs sur la question de la race et des ­inégalités dans leur milieu. La compagnie accepte sa proposition. Parmi les participants ­figurent le ténor Lawrence Brownlee, la ­soprano Karen Slash et la basse Morris ­Robinson. Ces derniers ont tous dû affronter à différentes formes de racisme ordinaire ou ­implicite, si ce n’est plus encore. 

Pour les chanteuses et chanteurs noirs, beaucoup de choses ont changé, pour le mieux bien sûr, mais qu’en est-il des chefs ­d’orchestre, des directeurs de théâtre et des administrateurs de premier plan ? Pour ­ceux-là, il reste encore beaucoup à faire – signe, peut-être, que le monde de l’opéra continue de s’accrocher à ses vieilles habitudes.

Quand on se replonge dans la vie de ­chanteuses noires devenues des légendes de l’opéra, on se rend bien compte du chemin qu’elles ont parcouru, de la voie qu’elles ont tracée pour les jeunes générations, mais aussi à quel point il y a des choses qui risquent de ne jamais changer, que l’on ne pourra jamais tenir pour acquises. Marian Anderson (1897-1993), Leontyne Price (née en 1927) et Grace Bumbry (née en 1937), entre autres, font partie de ces modèles. Elles se sont battues sans relâche et ont atteint des sommets dont beaucoup rêvent aujourd’hui. Voici ce que leur histoire peut nous apprendre. 

Marian Anderson

Marian Anderson dans le rôle d’Ulrica au Metropolitan Opera en 1955

Née en 1897, la contralto Marian Anderson est la première chanteuse noire à chanter à la Maison-Blanche et, peut-être plus que n’importe quelle autre de ses collègues, elle doit faire face au racisme dans une Amérique ségrégationniste. Bien qu’elle fasse des tournées dans tout le pays, donne plusieurs récitals et remporte du succès en tant qu’interprète, de nombreux hôtels et restaurants refusent de l’accueillir. De plus, à une époque où les pancartes « whites only » font partie du décor, Marian Anderson se voit interdire l’accès à certaines salles. L’association des Filles de la Révolution américaine, par exemple, pèse de tout son poids pour empêcher sa venue à un concert très attendu, au début de 1939, dans l’emblématique salle de la Constitution (Washington). Beaucoup protestent contre cette décision, y compris la Première dame Eleanor Roosevelt. Dans la presse, l’incident déclenche une vague de soutien sans précédent en faveur d’Anderson. Le 9 avril 1939, un concert en plein air mettant en vedette la contralto est rendu possible grâce notamment au président Franklin Roosevelt et à son épouse. Tenu sur les marches du Lincoln Memorial, l’événement attire environ 75 000 personnes, en plus de millions ­d’auditeurs à la radio.

En 1955, Anderson fait ses débuts au Metropolitan Opera, devenant ainsi la ­première chanteuse noire à interpréter un rôle majeur sur scène – en l’occurrence, Ulrica dans Un ballo in maschera de Verdi. Âgée de presque 58 ans à l’époque, elle n’y fera aucune autre apparition. Elle poursuit, toutefois, ses prestations lors d’inaugurations et de cérémonies officielles, notamment sous l’administration Kennedy. En guise d’adieu à la scène, elle fait une tournée internationale qui débute, en octobre 1964, à la salle de la Constitution – cette même salle qui lui avait été refusée quelques années plus tôt – et se termine à Carnegie Hall, en avril 1965.

Leontyne Price 

Leontyne Price dans le rôle d’Aida à La Scala en 1963

La carrière de cette grande soprano a été ­marquée par des percées majeures pour la communauté noire, mais aussi par du racisme systémique qui a freiné son développement en tant que chanteuse. Au début de sa carrière, Leontyne Price chante souvent dans des ­opéras qui dépeignent la communauté noire et est rarement capable d’aller au-delà de ces rôles. En 1952, après l’avoir entendue dans une production à Juilliard (New York), le compositeur Virgil Thomson lui offre un rôle dans une reprise de son opéra Four Saints in Three Acts. Elle endosse, plus tard, le rôle féminin principal dans Porgy and Bess de Gershwin, autre « opéra noir ».

Malgré sa couleur de peau, Leontyne Price réussit à briller comme artiste et à franchir certaines barrières. Le Metropolitan Opera l’invite à interpréter Summertime lors d’un événement spécial en 1953, au Ritz Theatre, faisant ainsi d’elle la première Afro-Américaine à chanter avec et pour le Met, c’est-à-dire pas seulement dans l’une de ses productions – preuve, s’il en fallait une, que la voix et le talent et non la race font toute la différence.

La soprano interprète ensuite le rôle-titre de Tosca de Puccini à la télévision, pour le NBC Opera Theatre, marquant ainsi la ­première apparition d’un ou d’une chanteuse noire dans un rôle de premier plan dans un opéra retransmis sur écran. Cette Tosca, diffusée en 1955, ne suscite pas beaucoup de controverse, mais les émissions subséquentes, où apparaît Leontyne Price, attirent de plus en plus l’attention de personnes ­affiliées à la NBC, en particulier dans le Sud. Ces personnes décident de boycotter la ­chanteuse en raison de la couleur de sa peau.

Un rôle a longtemps collé à la peau de Leontyne Price, l’aidant à propulser sa carrière, mais l’enfermant en même temps dans une boucle sans fin. Ce rôle est celui de la princesse éthiopienne Aïda, devenue esclave. Pour ­beaucoup, la couleur de peau de la soprano convenait très bien aux exigences de cet opéra de Verdi. De fait, Leontyne Price incarne le ­personnage plusieurs fois aux États-Unis et à ses débuts en Europe, à partir de 1958 au Staatsoper de Vienne puis au Royal Opera House de Londres et aux Arènes de Vérone. En 1960, elle reprend le rôle d’Aïda pour ses débuts à la Scala de Milan, devenant ainsi la première Afro-Américaine à chanter un rôle de prima donna dans la plus prestigieuse maison d’opéra d’Italie. Après ce premier contrat, elle exige de plusieurs compagnies qu’aucun futur rôle ne lui soit refusé pour des motifs liés à sa couleur de peau. « Tous les Noirs de service ont la même expérience, a-t-elle dit un jour. On m’a désignée comme une solution à des choses que l’on n’avait pas encore commencé à résoudre. Nous montrer en exemple, nous les Noirs de service, soulage la conscience de millions de personnes et c’est une très mauvaise chose. »

Un incident comparable se produit au Met lorsque Leontyne Price est invitée à jouer le rôle d’Aïda pour une énième fois. La chanteuse refuse. Grâce à l’insistance de son agent, elle est plutôt choisie pour le rôle principal de Leonora dans Le Trouvère de Verdi et, après son succès retentissant dans ce rôle, elle obtient davantage de contrats avec la compagnie. En 1962, en tournée avec le Met, elle devient aussi la première chanteuse noire à endosser un rôle de premier plan dans une salle du sud des États-Unis, dans des États historiquement ségrégationnistes. À de jeunes chanteurs, Leontyne Price aurait donné ce conseil, toujours d’actualité : « Si vous pensez être Noir, pensez-y de manière positive. Ne vous sous-estimez pas, ne pensez pas que c’est un obstacle. De cette façon, lorsque vous voudrez vraiment vous ouvrir au monde et exprimer à quel point il est beau d’être Noir, alors tout le monde vous entendra. »

Grace Bumbry

Grace Bumbry en récital à la Maison Blanche en 1962

Bien que Grace Bumbry ne soit pas aussi célèbre, son exemple n’est pas moins ­pertinent. À 17 ans, cette mezzo-soprano en devenir remporte un concours de jeunes talents commandité par la station de radio de Saint-Louis KMOX. Le grand prix comprend une bourse pour aller étudier à l’Institut de musique de Saint-Louis. Bumbry se voit ­refuser l’admission parce qu’elle est Noire. Elle n’arrête pourtant pas de participer à des concours et de gagner d’autres prix. Après avoir chanté dans l’émission Talents Scout d’Arthur Godfrey, elle reçoit une bourse pour aller étudier à l’Université de Boston et poursuit ses études de l’autre côté des États-Unis à la Music Academy of the West, à Santa Barbara, avec la célèbre soprano allemande Lotte Lehmann.

En 1961, à seulement 24 ans, Bumbry acquiert une renommée internationale en devenant la première Vénus noire dans Tannhäuser de Wagner au Festival de Bayreuth. Cet exploit suscite la controverse parmi la frange conservatrice des wagnériens. Ces derniers ne pouvaient cependant pas nier l’énorme succès de sa prestation. Bumbry devient alors un phénomène dont tout le monde parle. Elle est invitée, par la suite, à chanter à la Maison-Blanche sous l’administration Kennedy, ce qui fait d’elle, dans ­l’histoire, la deuxième chanteuse noire à s’y produire, après Marian Anderson. Bumbry était bien consciente qu’être Noire augmenterait la difficulté de mener sa carrière comme elle l’entendait, ce qui voulait certainement dire qu’elle devrait travailler plus fort pour y parvenir. « Vous devez les convaincre que vous êtes très bonne dans ce que vous faites, que vous êtes suffisamment bonne pour qu’ils prennent le risque de vous accorder leur confiance », a-t-elle déclaré dans une ­interview pour le St. Louis Post.

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A propos de l'auteur

Justin Bernard est détenteur d’un doctorat en musique de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la vulgarisation musicale, notamment par le biais des nouveaux outils numériques, ainsi que sur la relation entre opéra et cinéma. En tant que membre de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), il a réalisé une série de capsules vidéo éducatives pour l’Orchestre symphonique de Montréal. Justin Bernard est également l’auteur de notes de programme pour le compte de la salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal et du Festival de Lanaudière. Récemment, il a écrit les notices discographiques pour l'album "Paris Memories" du pianiste Alain Lefèvre (Warner Classics, 2023) et collaboré à la révision d'une édition critique sur l’œuvre du compositeur Camille Saint-Saëns (Bärenreiter, 2022). Ses autres contrats de recherche et de rédaction ont été signés avec des institutions de premier plan telles que l'Université de Montréal, l'Opéra de Montréal, le Domaine Forget et Orford Musique. Par ailleurs, il anime une émission d’opéra et une chronique musicale à Radio VM (91,3 FM).

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