Prix Azrieli de musique 2022

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Les compositeurs Aharon Harlap, Iman Habibi et Rita Ueda viennent d’horizons différents et ont chacun puisé dans leur culture ancestrale pour offrir des musiques originales. Porteurs d’un message de réconciliation par-delà les frontières, ils ont été récompensés par les Prix Azrieli de musique 2022 dans les catégories suivantes : le prix pour la musique juive préexistante, la commande Azrieli pour une nouvelle musique juive et la commande Azrieli pour une nouvelle musique canadienne.

Aharon Harlap : le passé éclaire l’avenir

Aharon Harlap. Photo: Hadassah Harlap

Ayant grandi à Winnipeg, Aharon Harlap a d’abord complété des études musicales à l’Université du Manitoba, en 1962. Formé à la composition par Bernard Naylor en cours privés, il s’est ensuite perfectionné au Royal College of Music de Londres (Royaume-Uni) auprès de Peter Racine Fricker et plus tard en Israël, auprès d’Oedoen Partos. Au fil des ans, l’œuvre globale de ce compositeur de confession juive s’est enrichie de nombreuses créations, notamment pour voix et pour chœur. En plus de ses opéras Thérèse Raquin (1997), Broken Wings (2004) et The Bluebird (1995), M. Harlap a mis en musique une grande quantité de psaumes, illustrant ainsi l’importance de ses racines et de sa foi.

« Ma mère était chanteuse liturgique dans une chorale à Winnipeg. Elle était soliste et avait une belle voix. Mon père, lui, était cantor à la synagogue. Pour les grandes fêtes juives, il avait l’habitude de l’accompagner et de l’écouter. J’ai grandi avec ça. C’était dans mon ADN. » Il ajoute : « Il n’y a rien de plus beau que la voix humaine. C’est pourquoi je suis devenu chef de chœur et j’ai tant écrit pour des chœurs et des solistes. »

Harlap se sent aussi très proche des textes sacrés. « J’ai grandi dans une famille qui allait à la synagogue et j’ai également étudié en tant que jeune garçon au Talmud Torah, une école de fraternité hébraïque où l’on apprend à moitié en anglais, à moitié en hébreu. Je connaissais donc déjà la langue lorsque je suis venu vivre en Israël. Je ne savais pas parler, mais je savais lire. Avec le temps, j’ai commencé à parler et à comprendre l’hébreu. »

Lors de ses études, le jeune Aharon a été fortement inspiré par la musique de Stravinski et celle de compositeurs américains comme Bernstein, Gerschwin et Copland. Aujourd’hui, il reste toujours quelque chose de ces influences passées, admet-il, en particulier dans sa pièce primée aux prix Azrieli et intitulée Out of the depths have I cried unto Thee, O Lord, pour soprano et orchestre. « Ces psaumes ont tout ce dont on a besoin pour être inspiré : ils ont du drame, du lyrisme, de la tristesse, de l’intensité. C’est pourquoi ils m’attirent. Ils racontent l’histoire du roi David qui a dû fuir le roi Saül, très jaloux après que David eut tué Goliath. La nation aimait David et était de moins en moins favorable au roi. Menacé de mort, David devait fuir pour sa vie. Du moins, je pense qu’il s’agit de David quand ces mots sont prononcés : “Des profondeurs, j’ai crié vers toi, ô Seigneur.” »

Harlap précise alors ses intentions musicales d’après ce que le texte biblique lui inspirait : « L’utilisation d’accords chromatiques donne déjà un sentiment de désespoir, liée à un ostinato à la ligne de basse. Ce sentiment n’a pas de fin. Il ne s’estompe pas et vous ronge de l’intérieur. Lorsqu’elle commence à chanter, la soprano implore le Seigneur tandis que l’accompagnement fait un saut d’octave et descend lentement, demi-ton par demi-ton. » Au final, le compositeur estime avoir écrit la musique qu’il voulait profondément, restant fidèle à l’idée que son professeur et ami Yehezkel Braun lui avait partagé durant sa formation à l’Académie de musique de Tel-Aviv (1966-1967) : Vous devez écrire ce que vous voulez entendre. Harlap conclut : « Les juges ont trouvé que c’était un bon morceau. Il y avait là quelque chose qui a résonné en eux et je leur en suis très reconnaissant. »

Iman Habibi : les racines du dialogue des cultures

Photo: Danylo Bobyk

Né à Téhéran, Iman Habibi a immigré au Canada avec sa famille à l’âge de 17 ans. Après 11 ans passés à Vancouver, il a poursuivi ses études musicales aux États-Unis pendant 3 ans, à l’Université du Michigan, et a séjourné un an à New York avant de revenir au Canada et de s’établir à Toronto. Malgré tous ses voyages, le lien d’Iman Habibi avec son pays d’origine est toujours fort. « Je suis né et j’ai grandi avec la musique de cette culture. Le gouvernement iranien contrôlait non seulement les médias, mais aussi la musique que l’on pouvait entendre. La musique traditionnelle persane était un genre que le gouvernement approuvait, plus que la pop, le rock ou même la musique classique. C’est donc une musique que j’ai entendue tout le temps pendant les premières années de ma vie. Ses sons demeurent dans le creux de mes oreilles. Il est donc tout naturel que je m’y replonge de temps en temps. »

Pour Habibi, il fallait le mieux possible rendre justice à cette tradition musicale pratiquée depuis des siècles. Les défis étaient nombreux, y compris celui de composer une musique faite non pas seulement de demi-tons, mais de quarts de ton et même de huitièmes de ton. « En réalité, le système musical est moins basé sur les tons que sur les intervalles. Pensez d’abord que la distance entre chaque note est plus ou moins fixe. Qu’importe le ton sur lequel l’intervalle atterrit, vous aurez votre note. L’autre défi est que cette musique est basée sur une tradition davantage improvisée que celle à laquelle nous sommes habitués. Dans ce contexte, la notation est un guide plus qu’une représentation précise de la musique. Les fioritures sont très élaborées et d’une grande finesse. Certains ethnomusicologues ont fait un très bon travail de notation, mais je me suis demandé à quel point il serait pertinent pour un compositeur de le faire. Comme il s’agit d’une tradition d’improvisation, il était important pour moi de donner à l’interprète autant de liberté que possible. »

Le choix du texte, un poème de Shahin Shirazi du XIVe siècle alliant des formes archaïques de langue farsi et d’alphabet hébreu, a amené le compositeur à faire appel à une interprète féminine. C’est là une nouveauté dans un monde de traditions d’habitude réservé aux hommes, mais que Habibi assume pleinement. « Il était important pour moi de faire interpréter cette pièce par une femme, car l’histoire racontée est celle de la reine Esther. Dans ces textes anciens, il est tellement rare de trouver une héroïne comme elle. C’est d’autant plus compliqué que les femmes n’ont pas le droit de chanter et que l’art ne s’est donc pas développé pour les femmes de la même manière que pour les hommes. »

Pour la création de Shāhīn-nāmeh, pour voix et orchestre, Habibi aura la chance d’avoir une interprète hors pair en la personne de Sepideh Raissadat , « l’une, sinon la plus grande musicienne, du moins parmi les femmes, dans le style de chant persan ». Le compositeur se veut un « ambassadeur culturel », comme il le dit lui-même. « Je suis connecté à tant de cultures différentes. J’espère pouvoir les rassembler et entamer un dialogue culturel. Montrer que ces cultures, aussi différentes soient-elles, peuvent se rencontrer au sein d’une grande œuvre d’art. Amener la musique de la tradition iranienne à Montréal et l’ouvrir à un tout nouveau public qui pourrait développer un goût pour celle-ci. »

Rita Ueda : la quête d’identité canadienne 

Rita Ueda

La compositrice d’origine japonaise Rita Ueda a elle aussi immigré à un jeune âge au Canada avec ses parents. Fière d’appartenir désormais à cette nation multiculturelle, elle a soumis une proposition dans la troisième et dernière catégorie, la commande Azrieli pour une nouvelle musique canadienne. Mais avant d’en arriver là, elle a vécu toute une série d’événements et de chamboulements qu’elle était loin d’imaginer. « Au départ, je voulais apporter une contribution au répertoire canadien de chants d’oiseaux et, en même temps, écrire quelque chose sur la société canadienne et le Canada en tant que pays. Mais ensuite, beaucoup de choses se sont produites qui ont ébranlé les croyances que les gens avaient en ce pays. Nous avons découvert des corps d’enfants autochtones dans des pensionnats et nous avons été témoins du convoi de camionneurs [manifestations contre la vaccination obligatoire et affiliation présumée avec des groupes d’extrême droite encourageant les actes violents]. Ce que j’ai découvert l’année dernière, c’est que cette œuvre était en fait tout un voyage pour moi par rapport à ce que je pensais écrire. Le Canada a été très bon pour moi et pour ma famille, mais une célébration sans réserve d’un Canada colonial ne pouvait plus être à l’ordre du jour. »

Ce changement important dans la manière de représenter le Canada en musique – et par des chants d’oiseaux – n’a pourtant pas remis en question le choix des instruments de départ. Le message subliminal de Rita Ueda est toujours resté celui d’un multiculturalisme ouvert sur le monde. Aux côtés d’instruments occidentaux, on retrouve en effet deux orgues à bouche extrême-orientaux : le sheng, originaire de Chine, et le shō, instrument traditionnel issu de la culture des parents de Mme Ueda et en soi une représentation d’un oiseau mythique (le phénix). À cet ensemble s’ajoute la suona, instrument traditionnel chinois en apparence proche de la trompette, mais en réalité plus proche de la sonorité du hautbois.

Lors de ses recherches, la compositrice a découvert que certains chants d’oiseaux étaient une formidable métaphore de notre existence en tant que Canadiens. Elle s’est notamment intéressée à la variété des chants du bruant à gorge blanche, réputé pour imiter de sa voix perçante les premières notes de l’Ô Canada. « En raison du réchauffement climatique, ces oiseaux ont migré et ont interagi avec d’autres bruants et d’autres espèces. Au cours des 10 dernières années, il semble que de plus en plus d’oiseaux chantent Ô Canada. »

Pour aller jusqu’au bout de sa démarche, Ueda a souhaité explorer l’idée de spatialisation en musique. Après tout, les oiseaux volent haut dans le ciel ! « J’ai fait asseoir tous les joueurs d’instruments à bois de l’orchestre avec le public, quelque part dans les trois différents niveaux du balcon. Les cuivres seront également assis dans les rangées où se trouve normalement le chœur. Dans le monde des oiseaux, ce n’est pas parce qu’un oiseau est grand qu’il ne peut pas voler plus haut que les oiseaux plus petits. Je vais donc placer le tuba tout en haut, à côté de l’orgue. Nous verrons si cela fonctionne ou non, mais j’espère que nous aurons une représentation en trois dimensions d’une nuée d’oiseaux, similaire à ce qu’un Canadien pourrait observer dans l’environnement naturel. »

Dans le dernier mouvement, Ueda explique que tous les musiciens mettront leurs différends de côté et allieront leurs forces pour former un tout unifié. « Je voulais créer un son, une représentation musicale de la façon dont nous pouvons tous nous rassembler. Je veux croire que tout le monde sur la planète peut considérer le Canada comme un ami et que nous nous souvenons collectivement de nos valeurs, en tant que Canadiens. C’est pourquoi l’oeuvre s’intitule Birds Calling… from the Canada in You. J’espère qu’elle offrira aux gens l’occasion de réfléchir à la direction que nous voulons prendre en tant que pays et en tant que société. »

Le Gala des Prix Azrieli de musique 2022 se tiendra le 20 octobre à la Maison symphonique de Montréal en partenariat avec l’Orchestre Métropolitain sous la direction de Alexandre Bloch. www.azrielifoundation.org

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A propos de l'auteur

Justin Bernard est détenteur d’un doctorat en musique de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la vulgarisation musicale, notamment par le biais des nouveaux outils numériques, ainsi que sur la relation entre opéra et cinéma. En tant que membre de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), il a réalisé une série de capsules vidéo éducatives pour l’Orchestre symphonique de Montréal. Justin Bernard est également l’auteur de notes de programme pour le compte de la salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal et du Festival de Lanaudière. Récemment, il a écrit les notices discographiques pour l'album "Paris Memories" du pianiste Alain Lefèvre (Warner Classics, 2023) et collaboré à la révision d'une édition critique sur l’œuvre du compositeur Camille Saint-Saëns (Bärenreiter, 2022). Ses autres contrats de recherche et de rédaction ont été signés avec des institutions de premier plan telles que l'Université de Montréal, l'Opéra de Montréal, le Domaine Forget et Orford Musique. Par ailleurs, il anime une émission d’opéra et une chronique musicale à Radio VM (91,3 FM).

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