Jean Lesage, compositeur-philosophe des temps modernes

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Le 27 mars prochain, à la salle Pierre-Mercure, la Société de musique contemporaine du Québec réalise le portrait d’un autre compositeur par l’entremise d’un concert retraçant son parcours et sa démarche. Le titre de ce concert, Mémoire équivoque, nous donne un premier indice sur l’univers sonore et philosophique de Jean Lesage. Un univers qui allie plusieurs courants ancestraux, parfois en dehors du champ musical, et crée des ponts entre différentes disciplines artistiques.

Jean Lesage revendique ce positionnement au carrefour des arts. “Je pense qu’il en va de la responsabilité du compositeur de s’ouvrir à tous les grands courants qui caractérisent la vie culturelle d’une époque. Il ou elle doit avoir des sortes d’antennes pour capter les signaux du temps, le Zeitgeist, que ce soit par la philosophie, la littérature, la peinture ou les arts plastiques”.

Par conséquent, les recherches du compositeur ont beaucoup porté sur ce que lui-même appelle l’intertextualité, c’est-à-dire les rapports d’une œuvre du présent à des œuvres passées. “C’est une musique qui parle de la musique, qui fait référence à l’histoire de la musique.”

Influences stylistiques multiples

« The Philosopher’s Conquest » (1913-1914)

Le surréalisme à la fois en littérature et en peinture continue de nourrir la propre démarche artistique de Jean Lesage, qui adhère volontiers à l’approche postmoderne. Ainsi, ses influences vont de William S. Burroughs, un auteur que le compositeur mentionne dans sa Poétique musicale (texte disponible sur son site web), au peintre Giorgio de Chirico. À la manière des tableaux surréalistes de ce dernier où l’on retrouve des objets familiers de la vie de tous les jours, Jean Lesage aime mettre en scène des “personnages sonores” caractérisés par un style et une texture qui nous est familière. Tout en exploitant divers éléments stylistiques, le compositeur cherche à leur donner un poids sémantique différent qui réactualise notre regard sur ces mêmes éléments. Jean Lesage ouvre ainsi la porte à une réinterprétation de l’histoire de la musique à l’échelle d’une œuvre.

Cela peut aller de la citation telle quelle à l’allusion stylistique. “Dans Le livre des mélancolies (1999), j’avais en tête la musique de la Renaissance pour les consorts de violes de gambe. Il y a une espèce d’aura de cette musique de cordes, je trouve, et j’en ai fait une allusion presque cachée. Le spectre de ces personnages sonores est donc large”. Dans la mesure où une seconde écriture musicale, plus moderne, vient supplanter la première, Jean Lesage voit également en cette œuvre une sorte de palimpseste. Cette pratique ancestrale, déjà présente dans l’Égypte antique, rejoint à la fois l’idée du passage du temps et de la mémoire, mais aussi d’une forme de transformation de l’Ancien en quelque chose de nouveau.

Plus tôt dans sa carrière, Jean Lesage puise dans un autre style musical, le stilo fantastico, que l’on retrouve chez les premiers compositeurs baroques, notamment Girolamo Frescobaldi au XVIIe siècle. Ayant reçu une formation de claveciniste avant de s’orienter vers la composition, Jean Lesage n’était pas étranger à cette musique: “un style tout en contrastes, très théâtral, avec des changements de caractères très rapides, des sections polyphoniques qui suivent des sections plus homophoniques, qui elles-mêmes suivent un récitatif, puis font un retour au polyphonique. Le discours est en rupture continuelle. Ce style fantastique, je l’ai utilisé dans les Sensations confuses (1993).”

Les Trois méditations sur la vie céleste de Charles G. (2007) revisitent un passé plus récent. Le compositeur s’inspire ici de l’Ave Maria de Charles Gounod. De cette pièce bien connue du répertoire classique, qui elle-même revisite le Prélude en do majeur de Bach, Jean Lesage propose trois visions différentes.  “C’est un projet de ce que le philosophe Jacques Derrida appelait la déconstruction : on prend une œuvre du répertoire et on essaie de trouver des fissures et d’en révéler un potentiel caché. Il y a là des références directes à Gounod.”

Dans Saturnales (2015), il étend ses sources d’inspiration au-delà de l’histoire de la musique, favorisant ainsi le croisement entre les arts. Jean Lesage explore en particulier l’idée de monologue intérieur, propre à la littérature, et tente de l’appliquer en des termes musicaux. Cette œuvre est plus “abstraite” que les autres, dit-il, dans la mesure où elle n’offre pas de prises référentiels sur la musique que l’on entend. Comme dans le roman Ulysse de James Joyce, il s’agit d’un long monologue où “les chants temporels s’entrechoquent et où le discours est une sorte d’errance.”

Bien évidemment, Jean Lesage continue d’ajouter à son catalogue des œuvres pour petites et grandes formations. C’est d’ailleurs grâce à des ensembles de musique contemporaine qui passent commande au compositeur que de telles œuvres émergent, comme ce fut le cas avec le Quatuor Bozzini. Dernière en date, le quatrième d’un cycle de quatre quatuors à cordes composé en 2018, mais créé seulement cette année à l’occasion du concert du 27 mars. “Les trois premiers étaient dédiés chacun à un membre du groupe. Comme elle fait partie d’un cycle, cette création contient des éléments qui font référence aux autres quatuors du cycle, mais aussi des éléments de palimpseste où il y a différentes couches de mémoire.” Celles-ci sont des mémoires réinterprétées, non fidèles aux fragments musicaux originaux, précise-t-il.

À propos d’autres compositeurs

 

Érik Satie

“Toute l’attitude postmoderne à laquelle je pense bien appartenir à cet aspect de jeter un regard sur des façons de penser très englobantes, radicales et assez autoritaires (le sérialisme dans les années 50, par exemple), Il y a eu tout un mouvement qui a regardé cela avec une certaine distance et une certaine ironie. Érik Satie en faisait partie, sans aucun doute.”

Alfred Schnittke

“Alfred Schnittke est un autre exemple de compositeur qui s’intéresse à l’intertextualité et à un aspect poly-stylistique dans sa musique. Cela a certainement eu une influence sur ma démarche. D’autres aspects de la musique de Schnittke m’intéressent moins, comme un certain pathos romantique. “

Mauricio Kagel

“Mauricio Kagel m’a aussi beaucoup intéressé par son approche critique de la musique, ses œuvres critiquant d’autres œuvres ou d’autres approches. On retrouve l’idée qu’une musique parle de la musique.”

Igor Stravinsky

“La grande référence dans le domaine, c’est Stravinsky. Il approche la composition comme une critique de la musique. Toute sa période néo-classique en témoigne. C’est un compositeur qui joue, qui a une attitude ludique par rapport à la musique et qui revisite les codes de l’histoire de la musique.”

Billets en vente au www.smcq.qc.ca

 

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A propos de l'auteur

Justin Bernard est détenteur d’un doctorat en musique de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la vulgarisation musicale, notamment par le biais des nouveaux outils numériques, ainsi que sur la relation entre opéra et cinéma. En tant que membre de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), il a réalisé une série de capsules vidéo éducatives pour l’Orchestre symphonique de Montréal. Justin Bernard est également l’auteur de notes de programme pour le compte de la salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal et du Festival de Lanaudière. Récemment, il a écrit les notices discographiques pour l'album "Paris Memories" du pianiste Alain Lefèvre (Warner Classics, 2023) et collaboré à la révision d'une édition critique sur l’œuvre du compositeur Camille Saint-Saëns (Bärenreiter, 2022). Ses autres contrats de recherche et de rédaction ont été signés avec des institutions de premier plan telles que l'Université de Montréal, l'Opéra de Montréal, le Domaine Forget et Orford Musique. Par ailleurs, il anime une émission d’opéra et une chronique musicale à Radio VM (91,3 FM).

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