Crise au MBAM : qui est la victime?

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Le congédiement de la directrice générale et conservatrice en chef du Musée des Beaux-Arts de Montréal (MBAM), Nathalie Bondil, aura été l’un des plus longs feuilletons de l’été. Et cela ne fait peut-être que commencer. Encore récemment, dans une lettre ouverte datée du 11 août, plus de 100 employés ou ex-employés ont témoigné sans réserve du climat de travail malsain qui, selon eux, était entretenu depuis quelques années déjà par l’ancienne direction. Ils ont également dénoncé les tentatives de déstabilisation du conseil d’administration qui, de leur point de vue, a pris une décision courageuse dans l’intérêt supérieur du Musée.

À l’heure où nous écrivons, nous ne connaissons pas encore le nom des personnes qui siègeront sur le comité mandaté par le gouvernement québécois pour enquêter sur des allégations de harcèlement psychologique et de conflits d’intérêts. Entre temps, les réactions du monde politique et artistique continuent d’affluer. D’emblée, la ministre de la Culture a pris fait et cause pour la désormais ancienne directrice générale. « Le MBAM, c’est Nathalie Bondil », avait-elle déclaré quelques jours avant son éviction. Les réunions entre les différents protagonistes du dossier promettent d’être mouvementées.

Un congédiement express

Le 13 juillet dernier, le président du conseil d’administration du MBAM, Michel de la Chenelière, a annoncé la fin immédiate du contrat de Mme Bondil à la suite d’un rapport accablant sur le climat de travail au musée. « Le CA était pleinement conscient du tollé que cela allait susciter […] Les succès remportés par le Musée depuis son entrée en poste et le positionnement plus qu’enviable de l’institution sur l’échiquier mondial des grands musées sont en grande partie liés à l’énorme talent de Mme Bondil », reconnaisait-il dans un communiqué. De fait, bon nombre de responsables politiques et de commentateurs dans les médias ont vivement protesté contre cette décision, qui a eu l’effet d’une bombe.

On ne se sépare pas aussi facilement après 21 ans de vie commune. Nathalie Bondil était en poste depuis 2007, mais elle avait déjà effectué 8 années de bons et loyaux services au sein de l’institution. Au-delà même de son ancienneté, elle était un symbole à double titre : celui d’une femme à la tête d’une grande entreprise et celui d’une Française qui avait permis, grâce à ses contacts outre-Atlantique, d’établir des partenariats et ainsi de faire rayonner le Musée à l’international. Sur fond de féminisme et de fierté nationale, elle vient toucher ici une corde sensible. « Ce que je vois, moi, en ce moment, c’est du harcèlement », a estimé la présidente du conseil d’administration du Musée McCord Stewart, Monique Jérôme-Forget, à propos du traitement infligée à Nathalie Bondil, condamnant au passage l’injustice qui lui était faite. « Cette femme-là a été impeccable pendant 19 ans, mais la 20e année, elle ne fonctionne plus ».

Pourtant, si harcèlement il y a, celui-ci est davantage à chercher du côté de la direction du Musée.

Problèmes de ressources humaines

Présenté en février au conseil d’administration par la firme Cabinet RH, le rapport évoqué fait état d’une « dégradation importante et multifactorielle » des relations de travail. Les témoignages d’employés ou d’ex-employés sont sans équivoque. Par peur de représailles, entre autres, ils l’ont fait sous le couvert de l’anonymat.

« La terreur, la peur, le “tu te fermes la bouche”, ça ne devrait pas exister en 2020 », affirme une ex-employée, contactée par le journal La Presse. « Quand on rentre au bureau et qu’on a peur que la boss soit de mauvaise humeur parce que, si elle l’est, on va passer un mauvais quart d’heure… », poursuit celle qui affirme que Mme Bondil a fermé les yeux sur ce genre de situation. « Te faire crier dessus, près du visage, ça arrive souvent », poursuit-elle au sujet de son ancienne supérieure.

Un employé, toujours en poste au Musée, a lui aussi assisté à des accès de colère de certains supérieurs, insatisfaits du travail qu’il avait effectué. « Je me suis fait engueuler devant tout le monde. Je trouvais ça injuste parce que j’avais travaillé vraiment fort comme mes autres collègues. Je n’arrivais pas à croire qu’elle me saute à la gorge comme ça ».

Des témoignages semblables sont parvenus au syndicat du MBAM qui en aurait informé les instances internes appropriées, et ce, à plusieurs reprises. Face à l’inaction de la direction, il aurait interpelé le conseil d’administration qui, selon le financier et philantrope Stephen A. Jarislowsky, a joué pleinement son rôle de gardien face à Mme Bondil, dans l’intérêt supérieur du Musée. « En 2020, on ne peut plus fermer les yeux sur les relations toxiques en milieu de travail, a avancé le président du CA. On sait ce qui se passe en ce moment dans différents milieux; en 2020, c’est inacceptable. C’est inacceptable », a-t-il répété. La gestion interne du Musée étant profondément remise en question, des changements s’imposaient. Le rapport de la firme Cabinet RH préconaisait notamment la création d’un poste de directeur/directrice à la conservation afin de délester la directrice générale et conservatrice en chef d’une partie de ses responsabilités.

Nathalie Bondil contre-attaque

En entrevue, le lendemain de l’annonce de son congédiement, Nathalie a affirmé qu’un accord avait bel et bien été trouvé au sujet d’une réorganisation stratégique du Musée à l’interne, contrairement à ce que le conseil d’administration avait pu laisser entendre en l’accusant d’être « inflexible ». En revanche, des désaccords sont apparus lors du processus de recrutement. Le comité de direction soutenait une autre candidature que celle de Mary Dailey Desmarais, jugée « junior » (comprendre : expérience professionnelle insuffisante par rapport aux autres candidats), mais c’est pourtant la jeune femme qui a été retenue. Est-ce à dire que le conseil d’administration a imposé le nom de Mme Desmarais au poste – nouvellement créé – de directrice de la conservation? « Il y a beaucoup d’opacité, de difficulté aussi, à pouvoir discuter ou s’exprimer directement avec le CA en ce moment », estime Nathalie Bondil. « Moi, ce que je vois, c’est le fait qu’on ait questionné un processus de recrutement qui a agacé le président du CA ». Lorsqu’on lui parle de soupsons d’harcèlement psycholique au travail, l’ex-directrice générale enfonce le clou : « c’est un mensonge pour cacher d’autres irrégularités de processus de recrutement […] pour masquer d’autres problèmes de gouvernance ».

Impossible, à ce stade, de corroborer la version de Mme Bondil et d’affirmer qu’il s’agit, en effet, de faux témoignages émanant d’employés ou d’ex-employés. Chose certaine : Mary Dailey Desmarais n’a pas été parachutée à ce poste sans motif valable ; comme l’indique son profil LinkedIn, elle est conservatrice invité depuis 2014 et conservatrice en charge de la collection d’art moderne international du Musée depuis 2015. Les questions de conflits d’intérêts ou, pire, de collusions entourant la candidate, si ceux-ci sont avérés, auraient donc pu se poser bien avant aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, les conditions de cette promotion à l’interne ont suscité et continuent de susciter beaucoup de remous.

Recours collectif

Dans une lettre envoyée le 28 juillet dernier, 105 membres de la Corporation du musée ont réclamé une assemblée spéciale pour démettre de leurs fonctions la moitié des membres du CA – 11 personnes impliquées – dont le président, M. de la Chenelière. En vertu du Règlement sur l’administration générale du MBAM et compte tenu du nombre de signataires, supérieur à 100, les administrateurs sont tenus d’honorer cette demande.

« Il nous apparait clair que le conseil d’administration a outrepassé ses prérogatives en ne respectant pas le “Règlement sur l’administration générale du Musée des beaux-arts de Montréal” », peut-on lire dans la lettre des 105 signataires. Pour rappel, ce règlement stipule que le directeur ou la directrice général(e) est « responsable de l’engagement et du congédiement du personnel de cadre supérieur et des employés de la Corporation ».

Une situation jugée « inquiétante »

La gouvernance du Musée est fortement remise en cause, non seulement par Nathalie Bondil, mais par bon nombre de membres haut placés. L’inquiétude s’empare également d’institutions comme le Ministère de la Culture et le Conseil des arts du Canada. Certes, les problèmes de gestion interne inquiètent en haut lieu, mais pas autant que la non-collaboration du CA dans ce dossier, perçue comme un manque de transparence. « Nous donnons à ce musée annuellement 16 millions de dollars. Alors quand on donne 16 millions de dollars et on demande à voir ce document [le rapport sur lequel s’appuie le CA pour congédier Nathalie Bondil]et qu’on nous l’a refusé, là on a le droit de poser des questions et on veut aller un petit peu plus loin. Y a-t-il un problème de gestion et de gouvernance ? Parce que c’est l’argent de tous les citoyens du Québec. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé une enquête », a explique la ministre Nathalie Roy dans une entrevue à Radio-Canada. Or, selon toute vraissemblance, le document ne contient aucune information pertinente sur le processus de recrutement et les conditions d’obtention du poste de directrice de la conservation qui pourraient donner lieu à des poursuites judiciaires. Quel est donc l’intérêt du Ministère à consulter une étude confidentielle dont les tenants et les aboutissants relèvent exclusivement de la compétence de l’entreprise? S’agira-t-il d’enquêter sur ce qui constitue déjà une enquête?

Le Conseil des arts du Canada a d’ores et déjà suspendu son soutien financier dans l’attente de réponses claires aux interrogations qui pèsent sur la gouvernance du Musée. Si l’institution ne donne pas suite à ces requêtes, elle pourrait perdre le financement alloué par le CAC qui octroie chaque année au musée un montant de 450 000 $ pour son fonctionnement de base.

Le congédiement de Mme Bondil ainsi que les allégations de harcèlement et de climat de travail toxique au MBAM ont poussé le CAC à attribuer la cote de « situation inquiétante », apprend-t-on dans la presse, avec effet immédiat sur le versement des subventions. Des solutions avaient pourtant été trouvées par l’administration du musée, en accord avec les représentants syndicaux, ce qui envoyait plutôt un signal encourageant. Ainsi, il semble que la décision du CAC intervienne avec un temps de retard sur la réalité vécue aujourd’hui au sein de l’entreprise et qu’elle replonge celle-ci dans l’incertitude. « Il [le CAC]nuit plus au Musée qu’il ne l’aide. Il donne un mauvais signal aux “investisseurs” potentiels », alerte Claude Gosselin, directeur général et artistique du Centre international d’art contemporain de Montréal, dans un article paru dans la Presse le 29 juillet.

Coda

Certes, aux yeux du CA, la décision de congédier Mme Bondil s’imposait, mais le fait que l’intéréssée ait, de toute évidence, subi cette décision, qu’elle ne puisse pas au moins sortir par la grande porte, explique, en bonne partie, la levée de boucliers à laquelle nous avons assisté. C’est maintenant au CA et à son président de passer au banc des accusés. Aux problèmes de direction et de ressources humaines, on lui rétorque les problèmes de gouvernance. « Il est curieux que la Loi sur le MBAM confie au comité exécutif du CA “l’administration des affaires courantes du Musée” », souligne Jean-Paul Gagné dans un blogue paru sur le site du journal Les Affaires. « La confusion créée par cette expression des “affaires courantes” peut amener des membres du comité exécutif et le président du conseil à s’immiscer dans les affaires de la direction générale », précise-t-il.

Nathalie Bondil, Mary Dailey Desmarais et Michel de la Chenelière jouent tous les trois leur réputation sur cette affaire. En ces temps troublés de dénonciations publiques, rappelons que ce n’est pas parce que l’on est « l’épouse de » ou « l’héritier de » que notre réputation vaut moins que les autres. À ce stade, la seule qui devrait primer et nous préoccuper collectivement, c’est la réputation du Musée; une institution qui rend à la fois les arts plastiques, les arts visuels et la musique accessibles au grand public grâce notamment à la ferme conviction – de Mme Bondil, entre autes – que l’on peut faire converger les arts.

 

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A propos de l'auteur

Justin Bernard est détenteur d’un doctorat en musique de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la vulgarisation musicale, notamment par le biais des nouveaux outils numériques, ainsi que sur la relation entre opéra et cinéma. En tant que membre de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), il a réalisé une série de capsules vidéo éducatives pour l’Orchestre symphonique de Montréal. Justin Bernard est également l’auteur de notes de programme pour le compte de la salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal et du Festival de Lanaudière. Récemment, il a écrit les notices discographiques pour l'album "Paris Memories" du pianiste Alain Lefèvre (Warner Classics, 2023) et collaboré à la révision d'une édition critique sur l’œuvre du compositeur Camille Saint-Saëns (Bärenreiter, 2022). Ses autres contrats de recherche et de rédaction ont été signés avec des institutions de premier plan telles que l'Université de Montréal, l'Opéra de Montréal, le Domaine Forget et Orford Musique. Par ailleurs, il anime une émission d’opéra et une chronique musicale à Radio VM (91,3 FM).

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