Alain Lefèvre, Hélène Mercier: Retour aux sources

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Elle est québécoise et a choisi la France. Lui est français et a choisi le Québec. Hélène Mercier et Alain Lefèvre, tous les deux pianistes, se sont croisé plus d’une fois au cours de leur carrière respective. Ils se connaissent depuis l’enfance, mais n’avaient pas encore eu la chance de collaborer sur disque. C’est maintenant chose faite. Pour leur premier album commun, paru chez Warner, ils se sont retrouvés autour de la musique pour deux pianos d’André Mathieu. D’autres enregistrements mettant à l’honneur l’œuvre pianistique du jeune prodige québécois sont déjà en préparation.

Photo: Ritz-Tam

On pourrait croire que la musique d’André Mathieu n’a plus de secrets pour Alain Lefèvre, à en juger par la quantité d’albums que le pianiste virtuose lui a consacrés. Et pourtant, même après une dizaine d’albums, ce compositeur, mort trop jeune à l’âge de 39 ans, continue de le fasciner. « Comment un enfant de cinq ans a-t-il pu faire preuve d’une telle maturité expressive ? », s’interroge Alain Lefèvre en évoquant le Concertino no 2.

Hélène Mercier, quant à elle, a découvert la musique d’André Mathieu assez récemment. En revanche, elle se souvient de l’image dépréciée dont souffrait le compositeur dans le milieu musical québécois. « Je connaissais vaguement la musique d’André Mathieu, j’avais écouté quelques morceaux de piano solo et j’avais été tout de suite séduite par l’immense expression qui s’en dégage. Je n’en avais jamais joué et évidemment, depuis toute petite, j’avais entendu parler d’André Mathieu pas forcément dans les termes les plus élogieux. Il était considéré à l’époque et même encore aujourd’hui par certains “puristes” – je dirais entre guillemets – comme n’étant pas un vrai compositeur. C’était quelqu’un de très personnel qui faisait fi de toutes les règles. Il était dans un esprit de liberté », raconte-t-elle.

André Mathieu: Potentiel non développé

Enfant prodige, Mathieu a reçu ses premières leçons de piano de son père, Rodolphe, qui était aussi pianiste et compositeur. Le jeune André a poursuivi ses études à Paris, mais il a dû à plusieurs reprises interrompre sa formation, notamment à cause de la Deuxième Guerre mondiale. Par la suite, il a multiplié les allées et venues entre les deux continents, sans jamais pouvoir arriver au terme de ce qu’il voulait accomplir. « On sait aujourd’hui que Mathieu n’avait pas le talent ni les études nécessaires pour être orchestrateur, admet Alain Lefèvre. Il n’était que compositeur pianistique et donc la plupart de ses concertos, il les pensait “deux pianos” et non piano et orchestre. Il n’avait pas la vision d’un Maurice Ravel, d’un Rachmaninov ou d’un Chostakovitch. » Hélène Mercier ajoute : « Mathieu n’a absolument rien écrit pour orchestre, il n’a rien orchestré lui-même, donc toutes les orchestrations subséquentes ne sont pas forcément en accord avec ce qu’il voulait dire ou ce qu’il voulait faire passer comme message musical. »
Un nouveau disque consacré à la musique pour deux pianos d’André Mathieu avait donc toutes les raisons de voir le jour. Appuyé dans sa démarche par Hélène Mercier, Alain Lefèvre fait ici ce qu’il convient d’appeler un retour aux sources avec, comme seul repère, la partition d’origine.

La poursuite d’un long projet

« Pour moi, c’est une longue aventure. En même temps, ce qui m’avait manqué dans le travail qui avait été fait, c’était d’avoir un son tel que Mathieu jouait quand il était plus jeune. J’ai interprété les morceaux de Mathieu que je devais interpréter, mais je voulais absolument qu’il y ait un jour, vers la fin de tout ce projet que je mène depuis quarante ans, un document sonore qui soit honnête par rapport à ce qu’André Mathieu pouvait penser », confie M. Lefèvre. Ce dernier voulait que le ou la pianiste qui l’accompagne dans son projet ait une identité québécoise, comme le compositeur. En 2017, après de longues années sans l’avoir vue, il retrouve Hélène Mercier au jury du Concours musical international de Montréal et lui parle de ce projet d’enregistrement. Elle accepte de se joindre à lui pour cette nouvelle aventure artistique. « On entend un son “André Mathieu” à l’état pur et une émotion qui vient directement nous toucher, affirme Hélène Mercier. C’était très touchant pour moi de faire cette musique québécoise. Nous avons enregistré à un moment de ma vie où on vendait la maison familiale. J’ai perdu mon père, ma sœur, ce qui m’a replongé dans les souvenirs, dans les lettres, dans les photos. André Mathieu a été pour moi un moyen de panser mes blessures, de vivre la nostalgie, de vivre l’émotion de ce que le Québec me fait ressentir de la manière la plus authentique, la plus directe et poétique possible. »

Photo: Tam Photography

L’enregistrement a eu lieu au Domaine Forget, dans une nature qui inspirait beaucoup André Mathieu. Au programme, le Concertino no 2, composé à l’âge de 5 ans et demi seulement, le Concerto de Québec, qu’il a écrit à 14 ans et la Rhapsodie romantique, version deux pianos. « On trouve de magnifiques mélodies, beaucoup de tristesse aussi. Il y a quelque chose de tragique, presque morbide, alors qu’il n’avait que 5 ans, ce qui montre la sensibilité à fleur de peau qu’il pouvait avoir. Je parle ici du 2e mouvement du Concertino. En dehors de sa tristesse, Mathieu avait une certaine gaîté, peut-être une envie de vitesse et de virtuosité, comme on peut l’entendre dans les 1er et 3e mouvements. Quoi qu’il en soit, il était à contre-courant de l’époque dans laquelle il vivait. La musique atonale était alors en vogue, mais il détestait ça. Il se trouve qu’aujourd’hui, Mathieu est beaucoup plus actuel qu’il ne l’était à l’époque, comme sa musique. Manifestement, donc, il était visionnaire », estime Mme Mercier.

D’autres disques en perspective

En prévision de leur premier enregistrement, Lefèvre et Mercier avaient déjà fait appel au pianiste et compositeur Achilleas Wastor pour qu’il fasse une transcription pour deux pianos du Concerto de Québec, basée sur la partition d’origine. M. Wastor poursuivra sa lancée avec une nouvelle transcription du Concerto no 4 de Mathieu, basée cette fois sur un enregistrement sonore du compositeur lui-même et qui figurera sur le prochain disque du duo. Lefèvre et Mercier présenteront également une œuvre inédite de Mathieu, un Nocturne dont il ne subsiste qu’un enregistrement réalisé, en cachette, par des amis du compositeur alors que celui-ci était au piano. À cela s’ajoutent des pièces pour deux pianos qu’Alain Lefèvre a composées et qu’il dédie à sa partenaire de studio. « La maison de disques Warner veut absolument un deuxième disque du Québec. Je pense que ça se fera sur le long terme, car nous avons chacun un agenda très chargé », précise Alain Lefèvre.

Les nombreuses collaborations d’Hélène Mercier

Hélène Mercier mène une carrière bien remplie, à la fois en studio et en concert. Depuis de longues années, elle entretient une étroite collaboration artistique avec Louis Lortie, pianiste qu’elle a côtoyé lorsqu’ils étudiaient tous deux à l’Académie de musique de Vienne. De cette collaboration sont nés plusieurs albums, dont leur tout premier consacré à la musique de Ravel et, plus récemment, un enregistrement du Concerto pour deux pianos et orchestre de Vaughan Williams qui a reçu un Diapason d’or (recommandation du prestigieux magazine français Diapason).
Hélène Mercier multiplie aussi les collaborations sur scène, toujours en duo ou ponctuellement dans des formations de musique de chambre. On a pu, par exemple, l’entendre avec les frères Renaud et Gautier Capuçon, respectivement violoniste et violoncelliste, ou encore avec le violoniste Vladimir Spivakov.

Des retrouvailles prévues au CMIM

Plus que des partenaires sur un disque consacré à la musique d’André Mathieu, ce sont deux amis de longue date qui auraient sans doute aimé se retrouver au Concours musical international Montréal. La pandémie Covid-19 aura eu finalement le dernier mot, obligeant les organisateurs à annuler l’événement. Malgré le contexte actuel, unique dans notre histoire récente, la pertinence du CMIM demeure : mettre en lumière de jeunes talents, venus du monde entier, et les voir se surpasser dans l’exercice de leur art. Pour Lefèvre, l’enjeu est plus important encore. Paroles d’un pianiste inquiet pour l’avenir de la musique classique; un avenir que la pandémie menace un peu plus.

Alain Lefèvre sans filtre

« Je rencontre de plus en plus de jeunes qui ont des talents extraordinaires, qui veulent gagner leur vie avec leur musique, mais qui ne peuvent pas. Nous sommes dans une période de l’humanité où la musique classique a de moins en moins de voix, où elle disparaît partout. Il y en a de moins en moins à la télé, de moins en moins à la radio, et il y a de moins en moins de critiques dans les journaux. D’un côté, je suis très inquiet parce que j’ai beaucoup de jeunes qui me connaissent, qui savent que j’ai envie d’aider, qui ont du talent, qui viennent me voir et qui sont désespérés parce que ça fait des années qu’ils font sept à huit heures de musique par jour et qu’ils n’ont à peu près rien. Pour beaucoup de jeunes, le Concours reste le dernier endroit où ils peuvent relativement se faire connaître et se faire entendre. »

Pour une société libre de penser

« Je serai vraiment rassuré quand je verrai des radios, des télés nationales refaire ce qui a été fait par le passé. À une époque, les Beaux dimanches de Radio-Canada présentaient des concertos de musique en direct, il y avait du théâtre, de la littérature. Si on veut une démocratie forte, il faut une éducation forte. Une société qui a accès à la culture est une société qui va penser. Une société qui n’a pas accès à la culture est une société dangereuse. C’est une société qui se dirige vers ce qu’on appelle le populisme. Ce n’est pas une question de riches, comme on veut nous le faire croire. La culture, c’est un pare-feu contre la bêtise. Quand on voit, par exemple, ce qu’on nous montre à la télé, ce qu’on sert à manger, il y a des questions à se poser. Est-ce qu’à la fête du Canada, vous voyez cinq minutes de contenu classique ? Non, à la télé où on dépense des millions de dollars, on a du rock, du rap, du country… tout sauf du classique ! Ce qui me préoccupe, c’est la société, c’est de voir l’extraordinaire manipulation des masses qu’on essaye d’abêtir au lieu d’embellir par la culture, c’est de voir maintenant que les films sont devenus le moyen de propagande le plus extraordinaire. Ce sont tous ces phénomènes qui sont inquiétants parce que c’est laisser la porte ouverte aux pires dictatures. »

Pour un espace dédié à la création musicale

« Beaucoup de compositeurs veulent se faire entendre dans leurs nouvelles compositions. J’ai dû me battre corps et âme pour le concerto de Walter Boudreau [Concerto de l’asile], alors que c’est un concerto qui devrait être célébré partout, par tous les orchestres du Canada. Avec n’importe quel pianiste. Mais non, il n’y a eu personne. Il fallait plutôt qu’on réentende le Concerto en mi mineur, le Concerto en fa mineur de Chopin ou le 2e de Rachmaninov. Il n’y a pas de place pour la nouvelle musique, il n’y a pas de place pour les créateurs. Je ne vois aucun artiste canadien qui se bat pour ses collègues compositeurs. Je ne vois aucun orchestre canadien qui essaye de célébrer un compositeur de chez nous. Combien d’années va-t-on encore supporter d’entendre les mêmes tounes ? »

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A propos de l'auteur

Justin Bernard est détenteur d’un doctorat en musique de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la vulgarisation musicale, notamment par le biais des nouveaux outils numériques, ainsi que sur la relation entre opéra et cinéma. En tant que membre de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), il a réalisé une série de capsules vidéo éducatives pour l’Orchestre symphonique de Montréal. Justin Bernard est également l’auteur de notes de programme pour le compte de la salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal et du Festival de Lanaudière. Récemment, il a écrit les notices discographiques pour l'album "Paris Memories" du pianiste Alain Lefèvre (Warner Classics, 2023) et collaboré à la révision d'une édition critique sur l’œuvre du compositeur Camille Saint-Saëns (Bärenreiter, 2022). Ses autres contrats de recherche et de rédaction ont été signés avec des institutions de premier plan telles que l'Université de Montréal, l'Opéra de Montréal, le Domaine Forget et Orford Musique. Par ailleurs, il anime une émission d’opéra et une chronique musicale à Radio VM (91,3 FM).

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