Auditions à l’aveugle : avantages et inconvénients

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Provoquée par la mort brutale d’un Afro-Américain au printemps dernier, une vague d’articles sur la discrimination et l’iniquité a déferlé sur les blogues et dans les journaux au cours de l’été. Le domaine de la musique classique n’a pas été épargné. Un article en particulier, écrit par le critique musical en chef du New York Times, Anthony Tommasini, et intitulé « To Make Orchestras More Diverse, End Blind Auditions » [Pour diversifier les orchestres, il faut mettre fin aux auditions à l’aveugle] a suscité de nombreuses discussions au sein de la communauté classique.

Tommasini qualifie le processus d’audition à l’aveugle de pratique restrictive. Il soutient que la suppression du rideau serait une étape cruciale vers un changement et aiderait à corriger les inégalités raciales parmi les membres d’orchestres. Selon l’auteur, la diversité raciale au sein des ensembles permettrait à ces derniers de mieux s’adapter à leurs communautés. Le raisonnement de Tommasini est le suivant : étant donné que la formation de plus en plus professionnalisée des dernières décennies a homogénéisé et rendu indiscernables la musicalité et la technique des instrumentistes de haut niveau, arrivé au sommet, tout le monde est de toute façon excellent. Alors, pourquoi ne pas favoriser les personnes de couleur pour faire de la diversité une vertu sociale ? Pour lui, les résultats d’auditions à l’aveugle basés sur la méritocratie pure perpétuent un processus de sélection comparable à celui des collèges d’élite qui admettraient les étudiants exclusivement sur la base de leurs résultats scolaires.

En réaction à l’article, le Times a publié un échantillon de points de vue d’artistes et d’administrateurs sous le titre « Musicians on How to Bring Racial Equity to Auditions » [Les musiciens sur la manière d’amener l’équité raciale dans les auditions]. La plupart des personnes interrogées – si ce n’est la totalité – semblent favorables au maintien du processus d’audition à l’aveugle. Beaucoup ont fait valoir qu’il est inutile de supprimer le rideau d’audition sans auparavant s’occuper d’autres questions. Aborder isolément la question de la diversité dans les auditions d’orchestres serait comme couper les feuilles d’une plante alors que les racines sont pourries. 

Ainsi, on peut s’interroger : le rôle d’un orchestre est-il de jouer de la musique au plus haut niveau possible ou d’être un moteur de changement sociétal ? Dans le Pittsburgh Post-Gazette, Jeremy Reynolds demande : « En arts, la diversité raciale devrait-elle être plus importante que la qualité ? » L’embauche d’une personne en fonction de son sexe ou de sa race ne serait-elle pas la véritable discrimination ?

L’apparence des orchestres pourrait en effet suggérer qu’il y a discrimination, au moins contre les personnes de couleur. (Les musiciens d’origine asiatique sont clairement bien représentés dans les orchestres.) Cependant, on peut soutenir que la cause n’ est pas le processus d’audition, mais d’autres facteurs. « La raison pour laquelle il n’y a pas beaucoup de personnes de couleur dans les orchestres n’est pas le résultat d’une discrimination dans le secteur de la musique classique, explique Jean-François Rivest, professeur de direction d’orchestre à l’Université de Montréal. C’est le résultat de la discrimination présente dans la société dans laquelle nous vivons. Il y a des raisons sociales qui expliquent la sous-représentation de personnes issues des communautés minoritaires. Par exemple, il n’y a pas beaucoup d’Inuits qui auditionnent dans les orchestres en ce moment, car ils sont beaucoup plus préoccupés par la survie au froid que par la pratique du violon. »

L’un des principaux obstacles à la diversité en musique classique est son point d’entrée : la possibilité d’étudier la musique en premier lieu. Comme le souligne Nicholas Finch dans un article publié dans The Spectator (« Don’t end blind auditions »), les musiciens proviennent souvent au moins de la classe moyenne en raison du soutien financier que nécessitent des années de formation. Finch soutient qu’aucun changement n’a été plus important pour le monde de la musique classique que le processus d’audition à l’aveugle qui est une puissante force de neutralisation des préjugés. Il soutient que ce n’est pas le processus de recrutement qui devrait être remis en cause, mais d’autres facteurs plus importants de notre société et de notre histoire qui ont conduit à l’inégalité raciale bien avant que les candidats montent sur scène derrière un rideau.

Un autre point en faveur des auditions à l’aveugle, sans lien avec les questions de racisme et de sexisme, est leur tendance à éviter les préjugés envers des candidats connus du jury ou habillés d’une certaine façon. L’emploi du processus d’audition à l’aveugle va au-delà de la question du racisme, car c’est le meilleur moyen actuellement pour faire en sorte que la musique et l’excellence priment avant tout. Même Tommasini admet que des musiciens tels qu’Anthony McGill, clarinettiste principal du New York Philharmonic et personne de couleur, se sont prononcés en faveur des auditions à l’aveugle, car elles éliminent le confort qui peut s’insinuer dans le processus d’audition lorsque les membres du jury ont déjà travaillé avec un candidat.

« Les auditions à l’aveugle ont résolu de nombreux problèmes de discrimination dans le domaine de la musique classique, explique M. Rivest. Grâce à ces panneaux – il s’agit bien de panneaux et non de rideaux, suffisamment hauts et larges pour cacher complètement le fond de la salle d’auditions – et grâce au déroulement, nous n’avons aucune idée de la personne qui est derrière : jeunes, vieux, hommes, femmes – et encore moins la couleur de leur peau. »

« Le jury est souvent composé de plusieurs personnes – jusqu’à 15 à l’OSM, par exemple. Les candidats ne sont pas autorisés à parler ou à faire de bruit. Beaucoup enlèvent leurs chaussures pour auditionner, donc on ignore même s’ils portent des talons ou non. Il y a toujours une personne neutre, appelée la navette, qui se charge d’être le lien entre le jury et les candidats pour poser une question au candidat, par exemple. En ce sens, je peux dire que les auditions d’orchestres, certainement les auditions nord-américaines, sont vraiment justes au chapitre du sexisme et du racisme. »

Même s’il est bien documenté et bien intentionné, l’article de Tommasini n’arrive pas à convaincre que la fin des auditions à l’aveugle entraînerait une plus grande diversité au sein des orchestres. De plus, la question de la diversité pour Tommasini semble être davantage liée à la couleur de la peau qu’au parcours. Ce qu’il semble oublier, c’est que les auditions à l’aveugle se produisent à la toute fin de la chaîne de la musique classique. Tout comme la pointe d’un iceberg ne représente pas ce qui se trouve en dessous, le processus d’audition ne pèse pas beaucoup dans la création d’une communauté classique plus diversifiée.

Bien que la fin des auditions à l’aveugle pourrait contribuer à augmenter le nombre de personnes issues de minorités dans les orchestres, la majorité des musiciens conviennent que ce type d’auditions devrait rester et que le manque de diversité en musique classique ne peut être expliqué par la présence d’un écran. En outre, d’autres questions sont peut-être plus pressantes pour le moment pour la musique classique que le sort des auditions à l’aveugle. Candida Thompson, directrice artistique de l’Amsterdam Sinfonietta, rappelle une évidence : « Si nous n’éduquons même pas notre classe moyenne – les gens qui poussaient autrefois la porte de nos salles de concert, ce qu’ils ne font plus parce qu’il n’y a pratiquement plus d’éducation musicale dans les écoles – alors de quoi diable parlons-nous ? Nous devons vraiment remettre les choses en perspective. »

Parlant de perspectives, les membres d’un orchestre le savent, c’est l’un des environnements les plus divers imaginables. Les musiciens viennent du monde entier, parlent tous une langue différente, mais se comprennent, unis par la musique. « Ce qu’il y a de bien à être musicien, c’est que nous partageons l’amour de la musique, dit Thompson. L’apparence de la personne assise à côté de vous n’est en aucun cas un problème parce que vous avez un tel amour en commun – la musique. Vous n’êtes préoccupé par rien d’autre. »  

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