Nadine Sierra sait se défendre

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Il est rare de nos jours que des artistes lyriques soient sous contrat avec de grandes maisons de disques, mais la soprano américaine Nadine Sierra peut se compter parmi ces quelques privilégiés. Son nouvel album paru chez Deutsche Grammophon s’intitule Made for Opera. Délaissant la liste habituelle d’arias de soprano lyrique, elle adopte une approche plus sélective en se concentrant sur trois héroïnes emblématiques qu’elle a toutes chantées plusieurs fois sur scène. Violetta de La Traviata de Verdi, le rôle-titre de Lucia di Lammermoor de Donizetti et Juliette de Roméo et Juliette de Gounod sont présentées dans la plupart de leurs arias et scènes principales. Les sélections italiennes sont injectées d’une dose d’authenticité par ses partenaires sur l’album, l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI (Radiotelevisione italiana) dirigé par le spécialiste de la musique italienne du XIXe siècle Riccardo Frizza.

L’inspiration de Nadine Sierra pour son programme, du moins en partie, est un désir de rendre hommage aux femmes fortes qui ont façonné sa vie, en les honorant avec les puissants personnages féminins qu’elle interprète sur l’album. « Mon intérêt pour l’opéra est dû aux femmes de tête qui m’entourent, et la seule femme de ma vie, ma grand-mère maternelle, à qui on n’a jamais permis de mener une carrière professionnelle, voulait elle-même devenir chanteuse d’opéra », explique Sierra. Ainsi, lorsque la soprano a montré des signes précoces d’amour envers la musique – et le chant en particulier –, sa mère a reconnu qu’elle suivait les traces de sa grand-mère et qu’il était important de l’encourager. La chanteuse a grandi à Fort Lauderdale, en Floride, soutenue par une famille qui faisait des sacrifices pour le bien de ses enfants. « Mon père a dû travailler dans une école privée [qu’elle a fréquentée pendant un an] afin de payer les frais de scolarité de ma sœur aînée et moi, se souvient Sierra. Impossible pour nous de faire comme les autres enfants qui ne se souciaient même pas de savoir d’où venait l’argent. Ils voyaient notre père sur le campus et se moquaient de nous. »

Nadine Sierra s’est intéressée à l’opéra très tôt. Elle a commencé à suivre des cours de chant à l’âge de six ans et lorsqu’elle avait dix ans, sa mère a emprunté à la bibliothèque une vidéo de la production emblématique de La Bohème de Franco Zeffirelli au Metropolitan Opera, mettant en vedette la soprano canadienne Teresa Stratas. La jeune Nadine a été hypnotisée. Elle s’est alors engagée dans une carrière qui a débuté au Palm Beach Opera, où elle a fait ses débuts professionnels à l’âge de 16 ans dans le rôle du marchand de sable dans Hansel et Gretel de Humperdinck. Elle a ensuite obtenu un baccalauréat à la prestigieuse Mannes School of Music de New York, puis a fréquenté la Music Academy of the West de Marilyn Horne, où elle est devenue la plus jeune lauréate du concours vocal de la Marilyn Horne Foundation. La légendaire mezzo américaine est restée sa mentore et l’a encouragée à se présenter, à 20 ans, aux auditions du conseil national du Metropolitan Opera, où elle est devenue la plus jeune concurrente à remporter ce qui est considéré comme l’un des concours vocaux les plus importants au monde. Sa longue association avec l’Opéra de San Francisco a débuté en 2011 lorsqu’elle a rejoint le célèbre programme Adler de la compagnie, la division de formation des jeunes artistes. Le talent de Nadine Sierra a été reconnu par une longue liste de prix importants, les plus prestigieux étant le concours allemand Neuen Stimmen (2013), le Richard Tucker Music Award (2017) et le prix Beverly Sills pour les jeunes chanteurs du Metropolitan Opera (2018).

Si l’ascension précoce de Nadine Sierra vers de grands rôles dans les opéras les plus célèbres du monde pouvait donner l’impression de trop en faire trop rapidement, la soprano est extrêmement concentrée sur le maintien de sa santé vocale. Dans un article publié en 2019 sur Opera Wire, elle souligne l’importance de consulter régulièrement un coach vocal ou un professeur en qui elle a confiance : « Même si vous devez trouver un moment pour aller les voir pendant une semaine ou deux afin de réviser votre technique ou les problèmes musicaux que vous rencontrez, ne vous privez pas de le faire. Souvent, les jeunes chanteurs ont l’impression qu’ils doivent remplir leur agenda pour devenir “prestigieux” dans ce métier, mais en réalité, la qualité de la voix et du talent artistique l’emportera toujours sur la quantité ! » Dans son cas, ce rôle pédagogique crucial a été assuré par son coach de longue date, Kamal Khan. « Il fait partie de ma vie depuis 21 ans, depuis que j’ai 13 ans, et nous avons travaillé pratiquement tous les rôles que j’ai appris dans ma vie ensemble, en détail. »Bien que 34 ans soit encore jeune dans le monde lyrique, Nadine Sierra se produit sur les grandes scènes depuis près de 10 ans. L’un de ses rôles les plus marquants est celui de Lucia, bien représenté sur le nouvel album par les deux longues scènes du personnage, dont l’emblématique « scène de la folie ». Elle a chanté Lucia pour la première fois à Zurich en 2015, puis plus tard la même année à San Francisco lorsqu’elle a remplacé subitement la soprano vedette allemande Diana Damrau dans la production du metteur en scène canadien Michael Cavanagh. En 2017, au légendaire Teatro La Fenice de Venise, sa Lucia était dirigée par le chef italien Riccardo Frizza avec qui elle collabore depuis longtemps. Non seulement il dirige sur le nouvel album, mais il dirigera également sa prochaine Lucia au Metropolitan Opera en avril dans la nouvelle production du metteur en scène australien Simon Stone. « Riccardo Frizza connaît l’évolution de ma voix au fil des ans, dit-elle, et j’ai donc une grande confiance en lui. Le processus d’enregistrement en a été facilité. Et comme je suis italienne, cela compte aussi énormément. Et c’est aussi un expert du bel canto. »

Sierra a un quart d’origine italienne, un héritage dont elle se délecte. Enregistrer cet album axé sur le bel canto en Italie, avec un chef et un orchestre italiens, a fait « une grande différence dans ce genre de moments, disons, sous pression », où il était utile d’être entourée de collègues imprégnés du répertoire de l’ottocento. Ce lien avec la tradition italienne s’étend également à certains de ses choix musicaux sur l’album. La cadence inhabituelle et magnifiquement expressive à la fin d’Ah fors’è lui de Violetta a été suggérée par son coach de longue date, Kamal Khan. « Il a travaillé en étroite collaboration avec [la légendaire soprano italienne]Renata Scotto à une époque de sa vie. Et cette [cadence]vient en fait de Renata elle-même ».

La précocité d’un talent comme celui de Nadine Sierra s’est forcément accompagnée de propositions de rôles pour lesquels elle ne se sentait pas tout à fait prête. Elle cite une offre précoce de Mimì dans La Bohème à l’âge de 23 ans et, en 2017, elle a renoncé à chanter Manon de Massenet à San Francisco. « Maintenant que j’ai presque 34 ans, ajoute-t-elle, la situation a changé de manière assez significative. Manon est un rôle que je pourrais tout à fait assumer aujourd’hui. » Il y a une réminiscence du son italien de Mirella Freni dans la qualité tonale riche et sombre de sa voix. Il n’est donc pas surprenant que des imprésarios aient essayé de lui imposer prématurément des rôles lyriques plus lourds. La soprano est catégorique : elle doit assumer ses responsabilités. « Et le dire aux gens, même si cela les ennuie – car parfois cela les énerve; ils ont vraiment l’impression d’avoir raison. À cause de cette sonorité [que j’ai]. Mais en fin de compte, c’est moi qui porte la responsabilité, si jamais je devais échouer. »

Un rôle dans lequel Nadine Sierra se sent manifestement très à l’aise est celui de Lucia. Elle s’est entretenue avec nous alors qu’elle était à Munich, où elle chante l’héroïne écossaise condamnée de Donizetti à l’Opéra d’État de Bavière, dans une reprise de la production de 2015 de l’actrice et metteuse en scène polonaise Barbara Wysocka qui se déroule dans les États-Unis des années 1960, à l’époque de Kennedy. Elle sera de retour aux États-Unis à la fin de mars pour commencer les répétitions d’une nouvelle production de Lucia au Metropolitan Opera, un autre concept actualisé, selon les documents de presse de la compagnie, dans la « Rust Belt américaine actuelle, une région autrefois prospère, mais aujourd’hui tombée dans le déclin et la négligence ».

Comment des réimaginations comme celle de Wysocka à Munich et celle de Simon Stone au Met l’aident-elles à interpréter le rôle ? « Je suis une femme moderne, dit-elle, et j’exprime certaines émotions très différemment d’une femme comme Lucia telle qu’elle a été écrite à l’origine. Et donc, parfois, j’ai l’impression que je peux transmettre le personnage d’une manière plus honnête, dans un contexte plus actuel. » Elle ajoute qu’un cadre contemporain « met un peu plus en lumière le désordre de la vie familiale de [Lucia], son importance dans ce qu’elle finit par faire à la fin de sa vie. Elle n’est pas simplement une jeune fille folle qui craque sur le moment parce qu’elle n’est pas heureuse du résultat de sa vie. Elle est en quelque sorte faite pour ce moment. »

Nadine Sierra peut s’appuyer sur son expérience personnelle lorsqu’il s’agit du type de communauté « autrefois formidable » dans laquelle se déroulera la nouvelle version de Lucia au Met. « J’ai grandi à Fort Lauderdale et dans une famille qui a certainement galéré avec l’argent. Au point que mes sœurs et moi vivions dans une bonne partie de Fort Lauderdale, mais pas la meilleure. Je suis donc allée au collège dans une école spécialisée qui se trouvait, je crois, dans la ville de Plantation, en Floride. Je dirais que pour la majorité des enfants, il y avait beaucoup d’oppression au sein de ces familles. Ça m’a laissé une très forte impression. J’ai aussi été intimidée souvent quand j’étais jeune et je ressentais beaucoup de pression pour vouloir améliorer ma vie, explique-t-elle. Dieu merci, cette période de ma vie a été de courte durée. » Pour ce qui est de la dynamique communautaire et familiale à laquelle est confrontée Lucia : « Je la comprends. »

Quant aux projets d’avenir de la soprano, elle réitère sa détermination à être la meilleure avocate des rôles qu’elle espère chanter : « Je veux simplement m’assurer de prendre toutes les bonnes décisions en fonction de la trajectoire que je souhaite suivre dans mon développement vocal. Je veux assurer ma propre défense, et je dois absolument continuer à dire non. Je vais être honnête avec vous : je ne sais vraiment pas ce que je suis. J’ai l’impression d’être dans les limbes de cette colorature lyrique. Je ne me suis jamais vue comme une colorature, jamais ! J’ai vraiment l’impression d’être une fausse colorature. J’attends le moment où ma voix sera prête à 100 % pour le répertoire plus lyrique – dont je sens au fond de moi qu’il sera vraiment ma niche. » En ce qui concerne les rôles bel canto et coloratura pour lesquels elle est actuellement si sollicitée, elle plaisante à moitié en disant qu’elle interprète ce répertoire « parce que je peux le chanter. Je l’aime, mais j’ai l’impression qu’il y a des gens qui le chantent mieux que moi et qui sont beaucoup plus convaincants parce que c’est vraiment leur domaine. J’ai donc l’impression d’avoir patienté dans la salle d’attente. Vous savez, en lisant de jolis magazines, en attendant mon tour. Pas vrai ? »

Traduction par Mélissa Brien

Nadine Sierra chante le rôle-titre de Lucia di Lammermoor au Metropolitan Opera les 23, 26 et 29 avril et les 2, 6, 10, 14, 17 et 21 mai, avant de retourner au Teatro alla Scala de Milan pour interpréter Gilda dans Rigoletto les 20, 23, 27 et 30 juin et les 2, 5, 8 et 11 juillet. 23, 27, 30 juin et 2, 5, 8 et 11 juillet.

www.gmartandmusic.com/vocalists/sierra
www.metopera.org
www.teatroallascala.org

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